De façon plus générale, depuis des mois, c’est la culture elle-même qui est fragile, en tout cas celle qui est publique. Avec le dernier budget, le 1 % culturel sanctuarisé par Malraux a été enterré. Aujourd’hui, le budget de ce ministère ne représente plus que 0,6 % de l’ensemble du budget de l’État, alors que le monde entier a admiré les monuments parisiens à l’occasion des JO 2024 et que des séries, de Lupin à Emily in Paris, arrosent Netflix. Le fragile est partout, dans le fond et la forme.
Partout, et on se demande : à quand son éloge, à quand sa reconnaissance. Depuis le 28 février dernier, le discours de Karim Leklou à la réception de son César du meilleur acteur nous hante : « Je voulais vous remercier d’avoir fait cet éloge de la gentillesse, cette qualité que l’on ne met jamais assez en avant. {…} Je dédie ce César à tous les gentils. » La douceur de sa voix, la profonde fragilité de sa présence si charismatique et la sincérité de ses mots nous habitent. N’a-t-il pas, là aussi, fait un éloge de la fragilité, mais encore sans la nommer ? La fragilité est douce, sincère, menacée. Elle est aussi une arme en ce qu’elle a de désarmant. Pensez aux enfants et à nos aïeux, pensez à ces voix cristallines, à ses répliques de brise, à ses regards, à ses esquisses de crayon ou de plan.
Sur scène, par la voix, la fragilité comme force est portée, de plus en plus, comme un étendard. Pomme l’a hissée, il y a déjà six ans avec son album Les Failles, comme une qualité requise, et elle a été rejointe par toute une armée de chanteurs et de chanteuses, comme Clou qui brandit sa voix de verre et ses textes pour bercer son public, mais aussi Clara Ysé, Illiona, Ben Mazué, Gringe… Aujourd’hui, on ne connaît pas un artiste qui ne s’appuie pas sur cette vertu – que le dictionnaire des synonymes associe encore aux mots « chétif », « débile », « maladif » et « vulnérable » – pour parler à son public. Récemment, The Weeknd et Lady Gaga ont fait des chansons, des hits de leurs diseases, comprenez maladies physiques et mentales, et depuis maintenant plusieurs années les documentaires biographiques pleuvent et mettent en avant les fragilités de nos stars idoles, de Gaga à Billie Eilish en passant par Britney Spears, Orelsan ou encore Selena Gomez. La fragilité est à ce point au coeur des réflexions qu’un festival de musique porte son nom : le festival Fragile, hébergé par le mythique Théâtre Zingaro, accueille pendant plusieurs semaines des concerts comme des résidences où des artistes sont invité•es à interroger leur langue, leur musique, leur place dans le monde et à mettre en scène la beauté de l’éphémère, la poésie du provisoire, la force de la vulnérabilité. La semaine dernière, Keren Ann s’est prêtée à l’exercice. À l’occasion de la sortie prochaine d’un nouvel album, elle a fait chuchoter les notes de son piano, et elle a imposé sa voix dans un parlé-chanté intime.
À l’écran, si la saison 2 de Bref se distingue, les filmsLire Lolita à Téhérande Eran Riklis, The Last Showgirlde Gio Coppola ou encore Magma de Cyprien Vial nous rappellent que tout ne tient qu’à un fil, qu’à un trait de crayon, à une mine qui ne doit pas se briser, ou un fil rompre… En cette semaine du salon du dessin où l’esquisse est de mise et où l’on découvre les 13 Cranach du musées de Beaux-Arts de Reims au palais Brongniart, où le temps passe sur les replis de Shi Qi à l’espace ICICLE et où l’on sort juste des surfaces éthérées de Chiharu Shiota au Grand Palais, la transparence et les obstacles sont aussi au rendez-vous. Mais il est peut-être temps de réviser nos classiques et de laisser tomber tous ces petits papiers. Papiers de riz ou roseaux chéris, les grandes perches de la fragilité sont souvent beaucoup plus solides que toutes les chaînes de métal qu’on voudrait nous imposer.
Une belle semaine à vous, sous le soleil exactement, pliez sans jamais rompre !
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