La baisse drastique des budgets a eu de lourdes conséquences sur l’année qui vient de s’écouler : les créations ont massivement quitté Paris au profit de tournées de spectacles ayant parfois plus de trois ans d’existence. La rédaction, vous allez le voir, a beaucoup voyagé, souvent loin, pour aller chercher des coups de cœur et de nouvelles façons de penser les arts vivants.

Visuel : © Herwig Prammer
Si je dois trouver quelques grands chocs pour cette année qui se termine, je choisirais cinq opéras, deux pièces de théâtre et un ballet. Côté opéra, je suis encore sous le choc de cette Walkyrie proposée à l’Opéra de Paris (et que j’ai vue trois fois!), pour les chanteurs, tous formidables, pour la direction fascinante de Pablo Heras-Casado et pour la mise en scène passionnante de Calixto Bieito. Si ce n’est pas, par ailleurs, les bons spectacles qui ont manqué à Paris, je souhaite aussi distinguer Hotel metamorphosis, ce patchwork de Vivaldi à la distribution éblouissante (et Barrie Kosky à la mise en scène) au festival de Pentecôte de Salzbourg, cet Otello au Teatro Real de Madrid sans aucun point faible, avec Brian Jagde et Asmik Grigorian tous les deux superlati.ve.f.s et la superbe direction d’orchestre de Nicola Luisotti. Il y a aussi eu une œuvre qu’on adorerait voir plus souvent, surtout lorsqu’elle est aussi magnifiquement servie qu’au Teatro Regio de Turin. C’était le Hamlet avec (entre autres) Sara Blanch, John Osborn et Clémentine Margaine, l’extraordinaire mise en scène de Jacopo Spirei et la direction affûtée de Jérémie Rhorer. Et comment ne pas distinguer, une fois de plus, mon festival de cœur, celui de Pesaro, dont chaque édition se distingue par son excellence et cette année, par une Zelmira inoubliable ? Côté théâtre, je suis resté fasciné par le talent de Julien Gosselin avec Le passé (trois fois au compteur également pour moi) auquel j’associe le marathon Duras qui m’a aussi permis de balayer le parcours de cette grande dame. Côté ballet, mon choc de l’année a été pour la reprise de Age Of Content du collectif La horde, toujours aussi dynamique, toujours aussi politique.

Visuel: © OBV/Annemie Augustijns
L’année a été riche en spectacles originaux et séduisants. Mon best of commencera par le théâtre, où je ne vais pas très souvent mais qui nous offre régulièrement des représentations originales et passionnantes. Ce fut le cas pour « L’esthétique de la résistance », une adaptation réussie du roman touffu de Peter Weiss, par Sylvain Creuzevault pour le théâtre de l’Odéon. Il s’agissait là du passionnant voyage-itinéraire d’un jeune ouvrier allemand des années 30.
Côté concerts, c’est surtout le chef d’orchestre Klaus Makela que j’ai envie de distinguer pour l’ensemble de son œuvre, le plus souvent à la tête de l’Orchestre de Paris en résidence à la Philharmonie de Paris, et notamment son extraordinaire concert consacré à Ravel et Stravinski. Mais je dois ajouter le plaisir de retrouver Kiril Petrenko, sans doute le meilleur chef aujourd’hui pour son époustouflant concert de rentrée de septembre à la Philharmonie et son bref mais très attendu retour à l’Opéra de Munich pour les fêtes de fin d’année.
Côté opéras, je retiendrai le Don Giovanni (Mozart) de Julien Chauvin donné pour la deuxième année de suite à l’Athénée Louis Jouvet et qui respire la jeunesse, la joie de vivre, l’entrain et la bonne musique pour tous.
Dans un style radicalement opposé, la mise en scène de Klaus Guth pour le rare Die Liebe der Danae de Richard Strauss à Munich, a permis pour beaucoup la découverte de cet ultime opéra du maestro bavarois alors pris dans la tourmente de ses faiblesses à l’égard du régime nazi, magnifiquement distribuée, et bien dirigée, l’œuvre est marquante.
Il faut ensuite parler absolument du beau Parsifal de l’opéra de Gand et d’Anvers, pour sa mise en scène immersive et poétique très réussie (de Suzanne Kennedy) et son rôle-titre qui a permis la révélation d’un jeune ténor héroïque très prometteur, Christopher Sokolovski.
Des trois Boris Godounov (Moussorgski dans différentes versions) vus récemment, je retiendrai surtout celui de Francfort pour la mise en scène particulièrement esthétique et réussie de Warner, et l’excellence du rôle-titre assuré par Alexander Tsymbalyuk. Et toujours à Francfort, je citerai volontiers la nouvelle production de Macbeth, essentiellement pour le rôle-titre magistral du baryton Nicholas Brownlee qui n’a cessé de briller au cours de l’année pour remporter finalement un International Opera Award 2025 bien mérité !
A la Monnaie de Bruxelles, Pierre Audi, récemment disparu, triomphait pour le dernier volet du Ring de Wagner, le Crépuscule des dieux.
A Paris, enfin, je retiendrai la formidable performance de Asmik Grigorian dans les trois volets de Il Trittico, le Siegmund de Stanislas de Barbeyrac, la Brünnhilde de Tamara Wilson et le Wotan de Christopher Maltmann dans la Walkyrie, pour une représentation bien meilleure que ce que je craignais, ainsi que la Tosca des monstres sacrés que sont Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier.
Quant aux découvertes d’opéras inconnus, je mettrai à l’honneur le Phèdre de Lemoyne à Karlsruhe.
Visuel : © Denis Allard
Le 17 juillet, le Corum de Montpellier dans le cadre du festival, accueille l’orchestre philharmonique de Radio-France, le chef Daniel Harding et le pianiste Daniil Trifonov. Je suis devant « un Himalaya pianistique », le concerto N°3 de Rachmaninov. En tant que pianiste amateur, je reste stupéfait devant la difficulté technique et admiratif devant la virtuosité et la sensibilité du soliste. En qualité d’auditeur je suis emporté par le souffle romantique de l’œuvre, par ses puissantes vagues musicales.
Le Piano-festival de Lille m’a offert une belle surprise. Dans l’austère crypte de la cathédrale, m’attendent deux marimbas, ce cousin africain puis sud- américain du xylophone. Conrado Moya- Sanchez et Kataryna Mycka interprètent les Variations Goldberg de J.S. Bach. Les marimbas allient la légèreté du clavecin et la profondeur de l’orgue. Je suis subjugué par cette musique, par le spectacle visuel aussi : les deux artistes réalisent un véritable ballet. Un moment inoubliable!
J’ai découvert, à la Cité de la Musique, le compositeur catalan Frédéric Mompou, un homme modeste, timide qui nous laisse un répertoire riche de 200 œuvres, surtout pour piano. Les mélodies du piano d’Aline Piboule alternent avec la voix de Pascal Quignard qui nous raconte la vie du compositeur. J’ai été séduit, ému par ce « récit- récital ».
À la Maison de la Musique à Nanterre , ce fut une improbable rencontre avec le duo formé par le violoncelliste Eric Maria Couturier et le danseur japonais Akaji Maro. Les improvisations autour de la Première suite pour violoncelle de J.S. Bach servent de toile de fond à un spectacle de danse « Buto », une danse du corps obscur. Pour moi ce fut un étonnant voyage vers une autre culture et vers les rives de l’imaginaire

Visuel©Julien Benhamou
Le spectacle qui m’a le plus étonnée et électrisée est l’opéra pop et électro que Damon Albarn a proposé à partir du livret de 12 pages que Goethe a proposé pour la suite de la Flûte enchantée de Mozart au Lido. C’était quitte ou double et ça a été juste génial. Celui qui m’a fait le plus réfléchir est Le Professeur d’Emilie Frèche avec Carole Bouquet à La Scala.
Cela pourrait s’intituler « le spectacle que je n’ai pas vu » : j’ai eu la chance de rencontrer Olivia Csiky Trnka juste avant la présentation de son texte Une Vénus de 5743 ans aux Zébrures de Printemps. Du coup, je l’ai lu et je lui ai posé des questions et j’ai adoré cette plongée dans la psyché d’une femme puissante et très âgée en maison de retraite.
Je demeure immense fan d’opéra et surtout d’opéra baroque et je dois dire que 2025 a été riche en voix magistrales. Autant je n’ai pas été subjuguée part ma mise en scène de Carsen. Autant le duo Cecilia Molinari et Sabine Deviehle m’a ravie dans Ariodante de Haendel à l’Opéra de Paris. Parmi les autres voix que j’ai adorées : Rachel Willis-Sørensen dans une Thaïs merveilleuse à l’Opéra du Capitole et là, la mise en scène de Stefano Poda était extra !

Visuel : © Emmanuel Burriel
Le spectacle le plus marquant de 2025 fut pour moi une romance sans paroles : le très beau Sarabande de la violoncelliste Noemi Boutin et du jongleur Jörg Müller, qui suspend le temps avec une grâce rarement rencontrée.
S’ensuit la lecture, lors des Zébrures de Printemps, de ce magnifique texte de Dorcy Rugamba, Hewa Rwanda, qui évoque avec beauté et sensibilité le génocide rwandais, l’adieu aux mort·es et la difficile reconstruction des survivant·es. La beauté de sa langue et la simplicité de sa lecture, dépourvue de la moindre fioriture, ont fait de ce moment un instant à part.

Visuel :©: Jean Michel Piqué
Mon année de coup de coeur commence le 12 août par Nabucco de Giuseppe Verdi (1813-1901) présenté aux Soirées lyriques de
Sanxay avec le jeune et brillant baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar dans le rôle titre. Le chef-d’œuvre de Verdi a été servi par une très belle distribution incontestablement dominée par Ariunbaatar Ganbaatar dont l’interprétation du « Dio di Giuda » au dernier acte fut le point d’orgue de la soirée. Elle se poursuit le 12 novembre par Iolanta de Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) à l’Opéra National de Bordeaux avec la toute jeune soprano française Claire Antoine qui faisait pour l’occasion sa prise de rôle en Iolanta et le baryton Ariunbaatar Ganbaatar qui faisait, lui aussi, une prise de rôle (Médecin maure). La distribution était exceptionnelle et chacun a fait honneur à Tchaïkovski et à l’Opéra de Bordeaux qui montait le chef d’œuvre du compositeur pour la première fois en France depuis 1974. Elle se termine récemment, le 6 décembre avec The Porgy and Bess Jazz club adapté du Porgy And Bess de George
Gershwin (1898-1937). C’est Salvatore Caputo, le chef de chœur de l’Opéra de Bordeaux qui a écrit la transcription jazzy de Porgy and Bess et qui l’a dirigé en ce début décembre. Là encore, l’Opéra de Bordeaux a invité une très belle distribution dont Joé Bertilli (Porgy) et Cyrielle Ndjiki Nya (Bess) furent sans aucun doute le centre d’attention.

Visuel : ©Biennale de Venise
Cette année, j’ai vu plus de 200 spectacles et pourtant mon plus gros choc est évident, il s’impose à moi sans que j’aie à faire un choix. Il s’agit des Mangeurs de pommes de terre que Romeo Castellucci a présenté à la Biennale de Venise en juin dernier et qui a coupé le souffle de tous ceux et toutes celles qui l’ont vue en nous ordonnant de refaire le trajet, jusqu’à l’enfer exactement, des pestiféré.e.s emnéné.e.s en bateau jusqu’à un mourroir en brique. Le roi Romeo a pu se laisser aller dans une forme d’installation déambulatoire faisant surgir des images dignes d’un Dante. Mon second coup de cœur est lui aussi évident, il s’agit d‘ Analphabet ,le solo brisé et lumineux d’Alberto Cortès découvert en mai au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles et qui se donnait récemment au théâtre de la Bastille à Paris. Ensuite, j’hésite, je me suis donné une règle, celle de ne pas dépasser les 10 spectacles, et vous le savez, j’aime à égalité le théâtre, la danse et la performance. Il faut croire que j’adore les contraintes. Alors je reprend le fil de mes articles depuis le 1ᵉʳ janvier 2025 pour faire un tri un peu brutal. Dans le désordre, je garde ma plus grande révélation du festival Moving in November à Helinski : Michael Turinsky. Il est un artiste viennois en situation de handicap. Cet interprète hors du commun est repéré depuis de nombreuses années sur la scène autrichienne. Pourtant, il est encore inconnu en France. Il présentait son solo augmenté intitulé Work Body, une pièce intense qui a mis au travail tout un public happé par ce danseur à la présence solaire. Ensuite, il y a ce que je garde vraiment du dernier Avignon. En l’occurrence trois spectacles. D’abord, Le Soulier de Satin pour l’expérience d’une nuit entière passée dans la cour d’honneur en mode « j’y étais » en compagnie de la troupe de la Comédie française armée de ses costumes comme seul décor, tentant pour l’éternité de rassembler contre les vents et marées l’amour qui unit Rodrigue et Prouéze. Dans un tout autre style, le Procès Pelicot de Milo Rau a été un grand moment de cette édition. Pendant 4 heures, il a reconstitué un procès augmenté de toutes les paroles dites dans l’espace public et la presse en donnant la voix à 40 personnalités du monde de la culture pour être les affreux, la victime, Gisèle, et les témoins. Enfin, mon dernier coup de cœur avignonnais est chorégraphique. Il s’agit de Derniers Feux de Némo Flouret où il a prouvé que le collectif , même dans le plus grand des tourments, pouvait avancer à l’unisson d’une course excessivement bien maitrisée, le tout faisant avancer l’histoire de la danse contemporaine. Repassons du côté de la performance avec deux chocs très différents. D’abord, MONUMENT 0.10 où Eszter Salamon a rendu vivants des monochromes sculptés à la beauté enivrante. Ensuite, récemment d’ailleurs, on a assisté aux adieux de Steven Cohen au festival du TNB à Rennes où le roi de la performance corporelle s’est pour la première fois «démaquillé» devant nous. Finissons notre best of par deux derniers coups de cœur purement théâtraux et venant tous les deux de la programmation géniale ( enfin presque ) de Julien Gosselin à l’Odéon, Pour le coup, c’était dur de choisir tant les pièces qu’il montre nous bouleversent. Alors, pardon Vimala Pons et El Conde de torrefiel mais vous avez été très légèrement doublés par le monument Musée Duras qui, 10 heures durant, nous entrainait dans un fomo sur le désir, et sans doute le plus grand geste de Gosselin jusqu’ici, en tant que maitre inégalé de l’image filmée. Enfin, notre tout dernier coup de cœur est Grand-peur et misère du IIIe dans lequel Julie Duclos raconte la chronique du nazisme ordinaire. Elle s’empare du texte hautement culte de Bertolt Brecht qu’il a écrit entre 1935 et 1938 : en temps réel, quasiment comme un reporter, voyant le pire arriver inéluctablement sans pouvoir « faire quelque chose ». Sur scène, dans un magnifique décor ultrachic, les comédien·nes, dirigé·es au cordeau, nous délivrent, dans le respect de la distanciation brechtienne, ce que signifie le totalitarisme : il prend racine dans l’intime. Vous avez de la chance, la pièce se redonne en janvier au Théâtre de Sceaux.
Un spectacle consacré à la musique de Joni Mitchell aurait pu sembler une idée saugrenue, voire audacieuse. D’autant plus que, pour moi, toucher à l’œuvre de la Grande Prêtresse frôlait presque le sacrilège. C’est pourquoi j’ai été agréablement surpris par The Songs of Joni Mitchell. Ce concert m’a non seulement ramené à ces morceaux que j’ai souvent écoutés, mais il m’a aussi permis de découvrir des artistes talentueux, qui n’ont pas hésité à revisiter, avec audace et brio, quelques-unes des plus belles chansons de l’icône

Visuel :© Lara Herbinia
Mon année spectacle a été rythmée, comme toujours, par le festival d’Avignon, point d’orgue attendu et espéré, que je partage avec une joie non dissimulée avec mes camarades de Cult. Et comme toujours, c’est là où on l’on s’y attend le moins que l’émotion surgit. Cette fois ci, elle est venue d’une création donnée au Théâtre des Doms, de la compagnie belge Belle de nuit, fondée par le metteur en scène Georges Lini, intitulée La soeur de Jésus-Christ avec un jeune acteur époustouflant au nom imprononçable. Félix Vannoorenberghe y déploie tout son talent de conteur au bord de la crise de nerfs sur un plateau quasi vide, pour nous faire vivre un western moderne aux accents #metoo dans le décor du Sud de l’Italie. Une pépite.
Mon autre choc 2025, c’est le Munstrum Théâtre qui a mis en scène un Makbeth sanglant et queer, actuellement en tournée (ne le ratez pas si ça passe près de chez vous : les dates sont ici). Une création flambloyante et riche d’effets visuels qui restent longtemps dans la rétine, où le sang dégouline et l’horreur suinte sous la forme de vase noire qui s’échappe du décor et de la bouche des comédiens. Un must de dinguerie et de kitsch, déjà culte, on adore!
Visuel à la Une : ©Simon Gosselin pour le Musée Duras