Présentée à l’occasion de la Biennale 2023 de Charleroi Danse, Unearth, du chorégraphe suédois Jefta van Dinther, est une pièce qui fera date.
On entre à la Raffinerie bruxelloise comme dans un moulin. On en sort de même, à sa guise, la pièce de Jefta van Dinther, Unearth (2022), juxtaposant quatre boucles sonores et gestuelles de près d’une heure chacune. Le spectacle – si spectacle il y a – se déroule dans une salle qui ne lui était pas vouée. Il peut ainsi durer quatre heures chrono.
C’est sur ce plateau, qui n’est pas exactement une scène de théâtre, qu’officient neuf interprètes, hommes et femmes, parmi lesquels le chorégraphe en personne. Le lieu ou non-lieu, le deuxième étage du bâtiment en briques datant du XIXe siècle de la compagnie sucrière Gräffe, est mis à nu. Sa structure métallique et un moteur à hélice ayant fait son temps sont mis en évidence. Le drame – si drame il y a – est mis à plat. Tel le rythme cardiaque fœtal.
C’est sur un lamento psalmodié par une voix féminine caressant un corps allongé et de lents déplacements d’une partie de la troupe le long du mur d’entrée, en quête de sortie ou, du moins, de repères, de soutien, d’équilibre ou d’appuis que tout commence ou presque. Le spectateur, une fois son billet scanné, a eu pour consigne de s’installer si possible au centre de l’espace, de s’asseoir, s’il le désire, sur un ou deux coussins à disposition, de partir, si besoin, mais en silence. Aucune entrée n’étant définitive. Aucune sortie non plus. Le chant est a cappella, quoique l’endroit paraisse profane et séculier – propice à l’art contemporain. À cette première voix, s’ajouteront d’autres, peu à peu, pour créer une polyphonie.
Quoique les lyrics soient en latin moderne, c.à.d. en anglais, la forme empruntée rappelle la musique ancienne, le chant grégorien, le motet, le gospel. Le ralenti n’a rien de systémique, comme chez une Myriam Gourfink ; il n’est que provisoire. Le mouvement ne tarde pas à faire ficelle, les chanteurs devenant danseurs par intermittence ou par continuité. La chose se précise, autrement dit le sujet. Unearth est à la fois polyphonique, polyrythmique et polysémique. Ce verbe désigne tantôt déterrer (le déterrage étant la chasse au renard), tantôt exhumer, ranimer, ressusciter.
Ce par quoi la pièce prend une connotation christique. Est évoquée selon toute apparence, gestes à l’appui (arpenter, ramper, creuser, manipuler, embrasser, réanimer, ôter le suaire…) l’épisode biblique du matin pascal. La lamentation trouve son expression ou équivalent chorégraphique, dans la tradition de Martha Graham. Il convient de souligner non seulement l’apport du coach vocal, Doreen Kutzke mais la qualité technique des interprètes Juan Pablo Camara, emeka ene, Leah Katz, Gyung Moo Kim, Leah Marojeviç, Dana Pajarillaga, Manon Parent, Roger Sala Reyner, Thomas Zamolo et Jefta van Dinther.
La fascination prend d’emblée. Nul ne bronche dans l’assistance, ni les amateurs ni les professionnels – Boris Charmatz et Mette Ingvartsen, entre autres, ont assisté à l’événement. Le minimalisme cistercien joue à plein, si l’on peut dire. Sans tambour ni trompette, sans décor ni lumière artificielle – celle, solaire, à la tombée du jour, produisant son effet –, sans bluff ni esbroufe, Jefta van Dinther se situe dans la lignée d’un Philip Glass ou d’une Meredith Monk. Ce qui n’est pas rien.
Visuel : photographie de 2022 © Jubal Battisti.