Attention, monstres sacrés s’attaquent à monstre sacré : le Théâtre de l’Unité, donc Hervée de Lafond, Jacques Livchine et leurs comparses, se laissent posséder par Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, et tentent d’en tirer la substantifique moelle, loin du bruit des villes. Une déambulation théâtrale entre bruits de la nature, fulgurances poétiques, et éléments biographiques livrés avec truculence : c’est Une Saison en Enfer, programmé en 2023 par le festival Chalon Dans La Rue.
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. » Ce sont les premiers mots d’Une saison en enfer. Que proférera un Jacques Livchine goûtant à pleine bouche la poésie rimbaldienne. Mais ce n’est pas le début d’Une Saison en Enfer (d’après l’œuvre d’Arthur Rimbaud), le spectacle du Théâtre de l’Unité, car c’est Hervée de Lafond qui ouvre la balade, avec sa faconde et sa présence inimitables. Pointant des piles de tabourets, expliquant les règles du jeu, plaçant le public pour sa première station, elle ne se présente pas initialement sous les traits d’un personnage. Mais elle prévient bientôt qu’elle sera, le temps de la représentation, Vitalie Rimbaud, et, joignant la parole au geste, elle entreprend de se mettre en costume. De fait, de Vitalie ou d’Hervée, on ne saura jamais trop à qui on aura affaire, si poreuse est la frontière entre ces deux femmes de tête. Les deux parlent du fils Arthur et du mari Frédéric. Les deux se chamaillent avec Jacques Livchine. Les deux invectivent gentiment les spectateur·rices : « Allez, les amoureux ! », « C’est pas tout de s’habiller en punkette, faut marcher! »
Car c’est dans une randonnée-spectacle que se lancent les participant·es à cette aventure poétique, qui se retrouvent au petit matin à crapahuter dans les bois au-dessus de Sampigny-lès-Maranges. Tabouret à la main, iels cheminent guidé·es par Hervée, tandis que les quatre autres interprètes vont, viennent, se tiennent en embuscade sur une croix à la croisée de deux chemins, s’allongent sur des pierres au milieu des ruisseaux, se perchent sur un vieux pressoir. Toujours en récitant leur texte, de manière chorale ou en soliste, c’est selon. Les mots d’Arthur, ils les mâchent et les remâchent, et nous les donnent à entendre tandis que nous cheminons, ou que nous nous installons, sur les ordres d’Hervée, en frontal, en bifrontal, en cercle, tout dépend de la topographie des lieux choisis pour faire une pause dans le paysage et se concentrer sur un passage plus conséquent du texte.
L’une des forces, et non des moindres, de cette proposition, c’est justement cet environnement naturel auquel se limite le décor. Aucun autre apprêt, sinon un habillage sonore diffusé par une puissante enceinte portée à dos d’homme, mêlant séquences pré-enregistrées et mix en direct. Les odeurs et les bruits de la nature accompagnent les marcheur·euses, les coupent de la fureur du festival ou de la tiédeur de leur train-train. Les lieux ont leur acoustique particulière : la voix sonne différemment dans les bois ou à flanc de colline, et souvent un silence délicieux se fait tandis qu’artistes et spectateur·rices cheminent ensemble sur des sentes étroites, comme s’iels étaient absorbé·es en elleux-même, sous le charme des esprits de la forêt ou sous le charme de la prose volcanique de Rimbaud, on ne sait. La promenade se fait alors pèlerinage. Comme si mettre ses pas dans ceux des artistes du Théâtre de l’Unité revenait finalement à les mettre, un peu, dans ceux de l’homme aux semelles de vent.
Et puis la distribution est épatante. Hervée joue le rôle d’Hervitalie. Jacques joue le rôle de Jacques, mais aussi celui d’Arthur, avec une gouaille gourmande. Qu’importe qu’il ait sept mois de plus que la femme qui joue sa mère : le théâtre peut tout ! « Je suis pas sûr qu’un mec de 80 ans puisse jouer ça… », s’amuse-t-il, tandis qu’on constate que le duo d’octogénaires est dans une forme splendide. Le rôle d’Arthur est choral, cependant, et le texte généreusement réparti en faveur des trois plus jeunes interprètes, qui s’en emparent complètement, se jetant à corps perdu dans la langue bouillonnante d’un Arthur qui se cherche et qui invente son écriture à mesure qu’il avance. Le corps entier s’engage dans cette interprétation : parce qu’Une saison en enfer est au summum de l’intranquillité sauvage, il n’est certainement pas interdit de restituer le texte en courant dans les champs ou en y faisant des roulades, en embrassant la terre à pleines mains ou en mâchant l’herbe. Les énergies de Faustine Tournan, Marie-Leila Sekri et Alexandre Santoro sont différentes et complémentaires, leur diction subtilement contrastée, et on goûte d’autant mieux ces délicates nuances que le texte est souvent répété, jusqu’à une tentative de récitation en canon, une sorte de parlé-chanté à trois qui constitue une expérience intéressante mais transforme tout de même le texte en bouillie inaudible.
Quel intérêt à faire retentir les mots de Rimbaud, de refaire encore et toujours la biographie mille fois entendue du poète ? Quel intérêt pour le public de venir écouter la résultante d’un laboratoire, transformé en voyage, dont Jacques Livchine confesse : « On ne pensait pas en faire un spectacle » ? Peut-être parce que la fascination pour les beaux mots est un amour contagieux, et qu’il gagne à se répandre. Peut-être parce que la prosodie si particulière de Rimbaud, sa musique, se révèlent à l’écoute proche parents de ce que beaucoup d’artistes du mot proposent aujourd’hui, et qu’un.e poète a quelque chose qui transcende les générations. Peut-être parce que sa quête de sens et de beauté, sa perpétuelle incapacité à compromettre et à se contenter d’autre chose que du plus grisant idéal, sont profondément ancrés en nous. Peut-être qu’il parle éternellement à ce qui, en nous, est éternellement adolescent.
Peut-on encore l’entendre aujourd’hui, avec son vocabulaire qui était déjà à peine de son temps il y a un siècle ? Sans doute. D’ailleurs, en feignant de battre en brèche le quatrième mur, le Théâtre de l’Unité se pose la question à haute voix, comme pour désarmer le reproche : « 7464 mots, et il y en a 5000 qu’on comprend pas… est-ce que toi tu peux jouer un texte que tu ne comprends pas ? » C’est d’ailleurs un ressort dont il sera largement fait usage : qu’il s’agisse de la longueur du spectacle, de l’inconfort de la randonnée, de la vocifération du texte, de la clarté douteuse d’un passage où Faustine Tournan, épatante de justesse et de précision, sans annoncer de changement de personnage, joue Verlaine écrivant sur sa relation avec Arthur, tout est mis sur la table. Tout est-il nécessairement pardonné pour autant ? Il faut avoir l’art et la manière de l’amener : c’est si bien présenté qu’on est tenté de tout passer au Théâtre de l’Unité. Même le tour de passe-passe consistant à composer ce qui ressemble à une hagiographie d’un Arthur, qui n’était pourtant pas précisément un saint, en faisant une habile ellipse sur les années africaines, pourrait passer sous les radars, tant on est sous le charme.
Indubitablement, c’est un spectacle du Théâtre de l’Unité. Il en porte la marque, il en a la saveur, les élans, la générosité, les travers aussi. C’est à la fois génialement vieux jeu, totalement libre, étrangement familier, discrètement intransigeant. C’est une expérience à vivre, dont on a du mal à ne pas vouloir la revivre encore et encore, comme on cède à une gourmandise irrésistible.
Photo : (c) Michel Wiart