C’est, sans doute, la pièce la plus célèbre du répertoire théâtral, non seulement élisabéthain, mais universel. Il ne s’agit pas ici de proposer un Hamlet de plus. Ou plutôt, pas seulement un, mais dix, voire cent.
Ce qui est présenté actuellement au Théâtre du Châtelet n’est donc pas une version classique, mais un geste méta-théâtral visant à extraire les résonances contemporaines d’Hamlet, démultipliées et fragmentées. Hamlet / Fantômes se conçoit comme un théâtre musical polyglotte et interdisciplinaire, où le personnage ne fait pas l’objet d’une incarnation unique, mais se décline en plusieurs corps, voix et langues — allemand, anglais, russe, français — explorant l’héritage, le mythe, la mémoire et les identités.
Dans un appartement aux teintes blanches et grisâtres, seul espace figuratif du spectacle, se succèdent dix tableaux conçus par Serebrennikov. Dès les premières minutes, un acteur entre en scène en poussant une brouette remplie de crânes. Lorsqu’il les déverse, on comprend que le spectacle ne déroulera pas la pièce dans sa totalité ni son intrigue, mais qu’il rendra hommage aux multiples Hamlets qui nous ont précédés. Ces dix tableaux font autant référence au théâtre lui-même qu’aux interactions entre Hamlet et les personnages qu’il rencontre dans la pièce : le spectre du père, Ophélie, Gertrude, Laërte, et d’autres présences. Une sorte de drame en stations, comme un chemin de croix.
Tout au long du spectacle, l’idée du palimpseste, telle que théorisée par le structuraliste Gérard Genette, vient à l’esprit. Ce concept, qu’il appliqua notamment à Proust, désigne un texte en relation avec un texte antérieur, qu’il reprend, transforme ou réécrit. Le palimpseste est une écriture sur écriture, un manuscrit ancien dont on a effacé le texte original pour en écrire un nouveau, tout en conservant les traces visibles du premier.
C’est précisément ce que fait Serebrennikov : il monte Hamlet en laissant affleurer toutes les mises en scène qu’il a vues, toutes celles et ceux qui ont traversé l’œuvre. Certaines références sont évidentes : Artaud, bien sûr — autre « fou » longtemps incompris —, Meyerhold, qui n’a jamais eu l’occasion de monter Hamlet, ou encore Sarah Bernhardt.
Dans un tableau d’une grande beauté, où le metteur en scène limite les artifices vidéos, l’exceptionnelle Judith Chemla incarne la célèbre tragédienne jouant à la fois Hamlet et sa mère. Grimée et costumée en hommage à la première femme ayant incarné Hamlet, elle alterne les répliques en jouant de profil, laissant apparaître tour à tour une robe et des cheveux longs, puis un pourpoint et une coiffure courte. Ce moment prodigieux illustre la démonstration centrale du spectacle : les interprètes sont traversés par une cosmogonie d’interprétations, portant en eux les stigmates des incarnations passées. C’est exactement ce que jouent les comédiens lorsqu’ils s’interrogent sur comment jouer, comment faire entendre une voix nouvelles, un sens inédit. Mention toute particulière aux formidables : Odin Lund Biron et et August Diehl.
Pour Genette, le palimpseste souligne que tout texte est en dialogue constant avec d’autres, les modifiant et les réinterprétant. C’est sans doute l’idée la plus forte et stimulante du spectacle : ne pas avoir un seul Hamlet, mais une multiplication de Hamlets — chacun porteur d’une mémoire, d’un accent, d’une langue, d’une ombre. Cela questionne la notion de sujet, de personnage, voire de personnage mythique : est-ce une conscience unique qui s’adresse au public, ou un chœur de consciences ? Le spectateur est ainsi tiraillé, à l’image de l’esprit shakespearien du doute et de l’incertitude.
Les thèmes centraux de Hamlet — le deuil, la vengeance, l’injustice, le faux-semblant, la folie — sont projetés dans notre monde contemporain. On ressent à la fois le poids du passé (historique, familial, idéologique) et la fragilité d’un présent fait d’incertitudes et de crises (politiques, identitaires). Le fantôme n’est plus seulement celui du roi défunt, mais un spectre symbolique : mémoire refoulée, violence latente, culpabilité collective.
La musique de Blaise Ubaldini (batterie, basse électrique, synthétiseur, grand ensemble instrumental) ne se contente pas d’accompagner, elle constitue un des piliers dramaturgiques du spectacle. Elle structure les transitions, les tensions, les ruptures, devenant à son tour un fantôme du drame — ce qui hante, murmure, pèse. Interprétée par l’Ensemble Intercontemporain, la partition d’Ubaldini inclut des passages musicaux puissants capables de projeter le public dans l’espace mental du prince danois. Jamais purement illustrative, la musique très présente offre un accès aux émotions, dépassant l’exercice intellectuel et la maîtrise formelle que demande cette mise en scène. Cependant, le poids du texte original, le choix de langues étrangères parfois parlées simultanément rendent certaines scènes moins intelligibles. Ce mélange audacieux demande du temps, de la patience, et, il faut bien l’avouer, une certaine forme d’abandon face à l’incompréhension.
Un des tableaux les plus marquants met en scène une interprétation de Chostakovitch. Le compositeur, déclaré ennemi du peuple par Staline, récite en boucle la liste de ce qu’il doit emporter lors de sa nuit d’arrestation. Assis sur une chaise dans son entrée, il semble avoir déjà accepté son destin. Ce moment est un hommage fort au geste artistique face à la répression Il ouvre le spectacle à une dimension politique implicite, discrète mais qui se lit sans nulle peine. Serebrennikov, avec son histoire personnelle, ses exils et ses combats, infuse le spectacle. Les thèmes de l’ombre, du spectre, du souvenir et du pouvoir écrasant s’en ressentent. Le spectacle privilégie la métaphore, l’allusion et la résonance plutôt que la démonstration, ce qui confère une esthétique forte, mais laisse parfois un arrière-goût de « il faudrait connaître pour mieux comprendre ». Le metteur en scène s’inclut, mais en toute humilité dans la lignée de ceux qui subissent les persécutions.
Serebrennikov exploite pleinement le pouvoir de l’image : lumière, vidéos, mouvements, costumes, présence d’un danseur (Kristián Mensa) incarnant parfois un corps hors langage et hors voix. Le plateau devient un espace de métamorphoses identitaires, temporelles et formelles, créant ce vertige, cette étrangeté inhérente à Hamlet.
En démultipliant presque à l’excès le personnage central, le spectacle risque de perdre son fil dramatique. Hamlet / Fantômes, par ses dix séquences mêlant différents langages et codes de jeu, et par la pluralité de ses interprètes, devient une forme théâtrale spectaculaire, voire totale, mais aussi un jeu pour spécialistes ou connaisseurs de l’œuvre. Il est probable que le spectacle demeure inaccessible à celles et ceux qui ne connaissent pas la pièce en amont. Il en va de même pour la profusion d’effets scéniques : vidéos multipliées sur tout le plateau, musique presque assourdissante, textes en langues étrangères incitant à lire les surtitres se superposent mais désorientent. Comme le disait Barthes, « l’absence de signe fait signe » ; ici, leur multiplication agit comme un filtre, empêchant l’accès au sens.
Hamlet / Fantômes se présente comme une forme d’« œuvre totale » où théâtre, musique, spectacle et mémoire se confondent et se télescopent.
Au théâtre du Châtelet jusqu’au 19 octobre.
Crédit photo : Thomas-Amouroux