À partir du roman Oui de Thomas Bernhard, Claude Duparfait et Célie Pauthe ont imaginé une pièce de théâtre à la belle esthétique et envoutante, copieusement applaudie. À raison.
Oui est un court roman de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, paru en 1978. Le narrateur est au bord de sombrer dans la folie chez son ami Moritz, agent immobilier, quand arrivent « les Suisses ». Le Suisse a acheté pour une fortune un terrain abominable. Pour y enfermer sa femme, surnommée la Persane ? Le narrateur ivre de solitude et d’obsessions mélancoliques retrouvera désirs et émotions positives auprès de cette femme par la grâce de promenades en foret. Comme « l’agent immobilier Moritz», nous sommes, dès les premiers mots, « agressés sans ménagement » par un narrateur véhément, qui ne nous lâchera pas avant de nous avoir dit tout sur sa pente neurasthénique. Ou bien, nous lâchons prise, ou bien, nous reprenons notre élan et nous ne pouvons plus nous arrêter avant la fin.
Thomas Bernhard se battra toute sa vie contre l’indignité de ses contemporains. Sa plume est féroce, aiguisée, meurtrière. Nicolas Bouchaud, autre grand interprète de Bernhard, résuma ainsi le romancier autrichien : «Bernhard, c’est un poseur de bombes, un provocateur, un terroriste de l’art». Oui reprend ses thèmes de prédilection, en particulier la question de l’autre.
J’ai toujours cru ne pouvoir accomplir mon travail de l’esprit qu’entièrement seul, sans personne, ce qui devait se révéler une erreur, mais que nous ayons vraiment besoin de quelqu’un, c’est aussi une erreur, pour cela nous avons besoin de quelqu’un et nous n’avons besoin de personne, et tantôt nous avons besoin de quelqu’un, tantôt nous n’avons besoin de personne, et tantôt nous avons besoin de quelqu’un en même temps que nous n’avons besoin de personne… Thomas Bernhard, Béton.
Celie Pauthe et Claude Duparfait axent leur lecture sur la rencontre entre le narrateur et la persane. On y perd un peu Moritz et aussi une part de l’humour de Thomas Bernhard. On y gagne dans l’analyse fine de ce hasard que constitue le face-à-face d’une femme écrasée par le patriarcat et d’un homme définitivement déçu par ses contemporains. Chacun affronte l’autre et son énigme. Et par l’autre sa propre espérance. Quelque chose de magique advient. Le narrateur vit, par surprise, une épiphanie d’un visage de femme ; le moment est magnifié par l’électrisante Mina Kavani à la beauté enchanteresse. Le choix de la video renforce et la solitude du narrateur et la magie de la persane. Elle élargit aussi le regard qui tombe sur la femme pour, peut-être, la sauver.
Si on perd un peu l’écriture amusée de Thomas Bernhard on retrouve son écriture contre. Claude Duparfait restitue la colère, la hargne. Il joue contre lui-même. C’est épatant. Et il y aura une mise-à-mort. Le comédien, impressionnant, anime ses mots autant que son corps comme par une pulsion de mort alors même que son personnage n’est occupé qu’à trouver une preuve à vivre, un indice à exister. La pièce brillamment courte et dense nous laisse en apnée. Le final qu’on ne divulgâchera pas est lumineux. L’homme devant nous existe, car il découvre en l’autre un double sur terre. Il existera puisque son double existe. Cependant, la rencontre s’épuise. Personne ne sauvera personne tout à fait. L’existence de la femme reste vaine. Elle se dissout. Il restera son manteau qui se refuse. Troublant.
Du 24 mai à 15 juin au Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier
Crédit photo © Jean-Louis Fernandez