Au Théâtre de la Flèche, l’autrice et comédienne partage son duel intérieur entre une éducation juive et un monde laïc, dans un monologue aussi drôle que libérateur. Pour trancher dans la répétition de cycles infernaux qui la rendent malheureuse, elle nous invite à plonger tout au fond des choses, jusqu’à ses racines, à elle.
Nous la découvrons au fin fond de son lit défait, sur lequel se trouvent une table basse et un vase. Un joyeux bordel donc. Un joyeux bordel qui reflète exactement ses tourments intérieurs. La trentenaire nous raconte les limites de ses identités multiples. Elle est juive, a grandi dans une famille pratiquante, qui respecte les lois du Shabbat et les grandes fêtes. Elle est française, a grandi dans la même famille qui l’a abreuvée de littérature, de musique et de peinture. Elle est les deux, tout va bien. Sauf que la pression monte autant que le niveau de la mer : il lui faut épouser un mari juif. Au départ, elle pense que c’est la pression de ses parents ou de ses oncles et tantes, mais elle réalise assez vite que cette envie-là, elle l’a aussi. Mais voilà : elle tombe amoureuse une première fois d’un plus pratiquant qu’elle, qui voudrait rallonger ses jupes et l’empêcher de dormir avec elle car elle est « impure » pendant ses règles. Elle n’est pas assez. Plus tard, face à un autre « lui », pas juif cette fois, elle est « trop », lui disant : « Tu ne rencontreras jamais mes parents, tu n’es pas juif ! ». Face au constat des excès que provoque son grand écart intérieur, elle décide de s’y coller, d’y plonger, dans une allégorie assez marrante de la psychanalyse, qui se ferait en tenue de plongée avec masque et tuba.
La jeune femme nous raconte toute sa vie, toutes les rencontres avec des mecs cochant toutes les cases. Pour nous transmettre son histoire, elle entre dans tous les rôles, celui du « mec naze » comme du fou malade qui lui dit : « Lorsqu’on s’aventure hors du chemin du judaïsme, ce sont les clous de notre cercueil que l’on prépare », par exemple. Elle se regarde faire, elle se regarde toucher le fond et réalise qu’elle s’est oubliée en cours de route, qu’elle a voulu tout faire bien pour ne pas rompre le lien entre elle et l’histoire de son peuple. Elle avance, et au fil de son récit, souvent très drôle – elle avoue raconter une blague juive différente chaque soir ; pour nous, il fut question d’un rabbin et d’un cochon de lait, par exemple –, elle approche l’idée qu’elle n’est pas le judaïsme, qu’elle a le droit d’aimer qui elle veut et que cela n’anéantira pas toute l’histoire du peuple juif.
Trancher est une leçon d’émancipation aux allures de stand-up sous la couette. La mise en scène de Sophie Engel et Héléna Sadowy est très simple et efficace : elle réside essentiellement dans la direction d’actrice. Sophie Engel a des yeux clownesques quand elle traverse des épreuves et des révélations. Comment aimer celui que l’on désire sans se trahir soi-même ? Sans que cela soit une affaire de compromis permanent ? Ce sont des questions finalement universelles, que l’on peut recevoir quelles que soient ses racines personnelles. Comment rester et partir de son monde au même moment ? Trancher dans le palimpseste d’une vie chargée par la cristallisation des drames des vies juives qui ont précédé la sienne. Par ce seul-en-scène, elle parvient à arrêter de se sentir « moins légitime que d’autres pour donner à entendre sa vérité sur son identité ». Un très beau spectacle, courageux et sensible, qui ordonne de s’autoriser à vivre et aimer, porté par une comédienne parfaite et une écriture fine.
Au Théâtre de la Flèche, les samedis à 19h, durée une heure.
Visuel : ©DR