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16.10.2024 → 19.10.2024

« Tout va bien » : étonner la catastrophe par la comédie

par Mathieu Dochtermann
19.10.2024

Du 16 au 19 octobre, le Groupe Chiendent, soit Nadège Cathelineau et Julien Frégé, présentent leur nouveau spectacle au CDN de Normandie – Rouen.

Si tout va mal, alors autant en rire. Mais quitte à en rire, autant que ce soit féroce et que cela secoue tout le monde dans la salle – le public, bien sûr, mais les artistes tout aussi bien. Voilà ce que pourrait être le projet de Nadège Cathelineau et Julien Frégé lancé·es à vélocité maximale vers l’horizon pas si lointain de la déflagration définitive : étonner la catastrophe par les rires que nous lui jetons à la face. Le genre choisi est donc celui de la comédie, avec des accents très modernes de stand-up nourri de punchlines qui partent comme des rafales de mitrailleuses. L’humour est toujours une chose subjective, mais si on est client·e d’une bonne dose d’ironie mordante assaisonnée d’une grande rasade d’absurde, on peut difficilement rester indifférent·e. Évidemment, le projet est aussi de questionner l’époque et nos habitus, de révéler ce qui est dysfonctionnel pour inciter, sinon à l’action, du moins à la réflexion.

 

La comédie leur va si bien

 

Le début de Tout va bien est une franche réussite. Dans un espace de jeu minuscule, un carré de lumière dessiné au sol par 15 projecteurs, les deux personnages – qui jouent largement à se confondre avec les deux artistes qui font un grand pas en direction de l’autofiction performative – se présentent vêtu·es d’improbables vêtements de pluie qui font comme des tentes bariolées autour d’elleux. Tous les costumes et accessoires sont abrités dans les plis de ces atours synthétiques qu’iels portent sur leur dos comme des escargots leur coquille.

 

S’engage un duel verbal où tous les glissements sont possibles : le sens des mots, l’identité des deux protagonistes – « Julien ou Karim, c’est pareil ! » –, les états de crise personnelle – « J’ai 38 ans et j’ai loupé ma vie ! » – et relationnelle – « Maintenant je ne relationne plus qu’avec des personnes pour lesquelles je n’ai aucun désir ! ». Il y a là une virtuosité d’interprétation, un dynamitage en règle des repères et du sens, qui sont tout à fait savoureux. Aucune convention de jeu ne tient plus de cinq minutes en continu. Le déséquilibre est savamment entretenu.

 

Piégé·es par la spirale de l’absurde

 

Cette amorce rend les personnages attachant·es : il y a de la prise de risque personnelle, une exposition de l’intime, une féroce auto-dérision qui rend solidaire du destin de ces deux humain·es visiblement en crise, dans un monde qui ne l’est pas moins. Mais au moment où le spectacle dézoome de l’intime pour embrasser une vision plus large, à l’échelle de la société, il perd de sa précision et les enjeux se font plus flous. La bascule dans un mode de plus en plus fou de métaphorisation de l’angoisse devant l’irrésistible tourbillon qu’est devenu le réel et devant l’abyme qui tient maintenant lieu d’horizon à celleux qui tournent les yeux vers le futur, perd une partie du public en chemin.

 

Là où la restitution de la crise personnelle, même sur un mode complètement éclaté, restait sensible, la crise sociétale peine à avancer, les péripéties font moins de sens, la dramaturgie est moins efficace. La fin de Tout va bien est censée être une apothéose – on part sur la planète Plic Plac Plouc pour un concert intergalactique, comme d’autres entendent sauver l’humanité, en tous cas l’humanité blanche, anglosaxonne et solvable, en la mettant en orbite autour de Mars dans des boîtes de conserve hi-tech. Mais ce dernier grain de folie paraît comme un deus ex machina, trop violemment en rupture avec le reste du spectacle pour “fonctionner”.

 

Force de l’interprétation, force de l’imagination

 

Reste que l’engagement de Nadège Cathelineau et de Julien Frégé est admirable. Leur énergie, leur authenticité, leur folie les autorisent à aller aux confins de la vulgarité ou du ridicule en se sortant de la difficulté avec une pirouette et un sourire. Et, avec leurs costumes et leurs pastiches, iels proposent des tableaux captivants, mettant une singulière application à jouer avec l’image de leur corps comme iels jouent avec les mots. À l’aide de prothèses, ou à la faveur de leurs capes qui peuvent tout aussi bien se transformer en tentes ou en tubes, iels font apparaître toutes sortes de monstres hybrides qui sont autant de coups de boutoir donnés à la réalité. Iels n’hésitent pas à signaler sur leur corps les symptômes de leur mal-être interne, qu’iels nomment la « findumondose ». Se défigurer, pour mieux fissurer les certitudes. Car leur crise est salutaire : chez elleux, elle précède la réinvention. Tout va bien, c’est un message d’optimisme, caché sous les atours d’une comédie qui convoque une folie très maîtrisée pour toucher à la poésie de l’excès.

Visuel : (c) Christophe-Raynaud-De-Lage