« Toast », l’ode sublime à la relation à l’autre de Victoria Neefs

La pièce commence dès le hall d’entrée où sont montrés des meubles, objets et décorations, pouvant figurer dans un appartement. Cette exposition, conçue par Chloé Bonnie More, questionne d’emblée le rapport aux éléments matériels du quotidien et introduit à l’univers privé de la pièce, celui du chez soi. Transformés en objets design, ils appellent une signification que l’absence de récit ne donne pas, et s’avèrent parler du lien que crée la matérialité du quotidien entre les individus.

Le public est alors invité à entrer dans l’espace de la scène. L’un des acteur·ices leur propose de venir dans l’appartement de sa compagne, puis de s’asseoir sur les sièges disposés de chaque côté de la pièce. « Maintenant, je vais faire comme si je ne vous voyais pas. Comme au théâtre », déclare-t-il. Un pacte du spectateur explicite et assumé, qui brouille d’emblée la frontière entre fiction et réalité.

Un chat de Schrödinger inversé

Les protagonistes sont six personnages uni·es par des liens d’amitié, de colocation, d’amour et de voisinage. Leur univers est celui du quotidien, dans lequel pointent les tensions suscitées par le banal, la peur, l’incompréhension et l’absurde propres à toute relation. Tout s’effondre lorsqu’ils apprennent l’explosion d’un centre commercial où se trouve très probablement l’une d’entre elle·eux, Carla, personnage principal de la pièce, dont la performance scénique dure à peine plus de quelques minutes. Pendant l’heure, les réactions de chaque personnage sont explorées : le déni, la panique, le sang-froid, le décalage, la haine, le désespoir. Ils sont dans une situation de crise, la crisis grecque, à savoir cet instant décisif où les chances d’une issue heureuse ou malheureuse sont égales.

Dans cette pièce en huis clos, il·elles expérimentent l’incertitude quant aux événements du monde extérieur. Ils n’ont sur eux aucune emprise, mais sont directement et cruellement impactés par les potentielles conséquences que ceux-ci peuvent avoir dans leur vie. Dans l’expérience scientifique de Schrödinger, on ne sait pas ce qu’il se passe à l’intérieur de la boîte où se trouvent le chat et le poison. Ici, ce sont les protagonistes qui sont enfermés dans la boîte et n’ont aucune certitude sur le monde. L’existence est suspendue.

Le sublime, « quelque chose qui survient en un éclair et s’empare de notre entendement comme de notre sensibilité »*

Comment réagir face à un drame dont on ne sait même pas s’il est réel ou non ? L’ignorer en attendant d’avoir une réponse définitive et continuer de faire comme si rien n’était ? Essayer d’avoir un rapport rationnel à la situation en gardant son sang-froid ? Céder à la panique par refus du déni ? Il n’y a pas de bonne réponse, mais peu importe le choix de chaque personnage, leurs émotions sont mises à rude épreuve, éprouvées et admirablement incarnées par les cinq acteur·ices. L’un·e après l’autre, chacun·e finit par vriller, excédé·e par les réactions des autres qu’il·elles ne comprennent pas. Pourquoi parler de son couple qui ne va pas quand une amie est peut-être morte ? Le débat écologique a-t-il sa place dans une telle situation ? À quoi bon parler quand on ne peut rien faire ? Qui est le coupable ? Pourquoi attendre plus longtemps de dire aux gens qu’on les aime ? Chaque mot et surtout chaque réponse prend un poids insupportable pour les protagonistes, qui finissent tous·tes par exploser.

Il·elles subissent collectivement un drame mais sont divisé·es par leurs réactions. Il y a Louise, lasse d’être enfermée dans une relation amoureuse où elle et son compagnon ne s’écoutent plus. Thibaut, le grand intellectuel qui invoque Kant et les philosophes pour rejoindre intuition et concept, et donner une intelligibilité à l’indicible. Eli, le voisin socialement décalé et antisystème à outrance, raison pour laquelle il a abandonné téléphone et télé. Il a un faible pour Léo, les pieds sur terre et très sensible à l’écologie. Enfin, Jules, le compagnon de Louise aux penchants extrémistes, qui rêve d’exterminer les terroristes qui pour lui sont les responsables évidents de l’explosion, et ne supporte plus tous leurs discours bien-pensants, au nom de l’impératif d’agir. En l’occurrence, il·elles sont totalement dépossédés de toute solution possible et rien ne permet de combler ce vide de l’incertitude.

Il·elles peinent à se soutenir. Leurs liens s’abîment dans l’absurdité de l’impuissance malgré des paroles sublimes et des moments d’une grande poésie, comme lorsque chacun répond à ses proches qu’il va bien et qu’Eli, sans téléphone, récite « La Beauté » de Baudelaire en regardant Léo. Cette stratification du réel lui permet d’exprimer une émotion au-delà du « Ceci arrive » et « Ceci n’arrive pas », le·la spectateur·ice est directement plongé·e dans une perception auquel les autres personnages n’ont pas accès.

Un rythme dramatique parfaitement maîtrisé

Rares sont les pièces qui mènent avec autant d’intelligence le·la spectateur·ice par le bout de son nez. Le comique de situation est rarement loin des envolées les plus lyriques, et le contraste entre les discours apporte une grande finesse aux idéaux philosophiques et politiques exprimés. Dans ou après chaque moment d’intensité, le fou rire trouve sa place et permet d’extérioriser la tension accumulée. Les sujets abordés sont graves mais le second degré presque constant nous font prendre le recul nécessaire pour les regarder en face.

Chaque moment de choc est une pause visuelle qui exemplifie l’ampleur du bouleversement ressenti par les personnages. En l’espace d’une seconde, tout s’arrête. Le temps de la représentation étire celui de la diégèse. Le travail des lumières accentue ce rythme en rapprochant ou en séparant les personnages, en réduisant la perception de leur environnement, ou au contraire en les plongeant dans une pseudo-lucidité désespérante. Il·elles choisissent de boire, à défaut d’une quelconque occupation, et il·elles se démangent en écho, puis leurs gestes se transforment en chorégraphie. Il·elles dansent l’espace de quelques minutes et oublient, dans cet espace sublime où le rationnel a perdu le monopole. Une querelle de couple vient de nouveau briser toute illusion d’ensemble.

Carla réapparaît dans leurs vies. Cependant, si l’actrice est réelle, le personnage est onirique. Ses paroles sont autant ancrées dans la réalité que rêvées par les un·es et les autres : que dirait-elle si elle entrait, là, maintenant ? Cet horizon d’attente est peut-être davantage celui du·de la spectateur·ice, qui rêve d’une réponse acceptable au drame. Pourtant, il n’y a pas de point final, ni sur ce qu’il s’est passé dans le monde extérieur, ni sur ce qu’il adviendra ensuite des personnages. Réel ou non, demeure le discours de Carla, un appel à «l’autre comme là où tout peu commencer»**.

* Kant, Critique de la faculté de juger.

** Dossier du spectacle.