Que peut-on dire de plus d’un événement d’ampleur exceptionnelle – les attentats du 13 novembre 2015 – que ce que les médias nous ont permis de voir, d’entendre, de vivre presque en direct ? Avec Terrasses, Laurent Gaudé détourne la question en se plaçant résolument du côté de l’écriture. Raconter l’histoire donnerait le fait concret, en limiterait la perception. L’écriture, par contre, permet de dépasser le réel et de s’enfoncer dans un récit de l’intime qui donne à éprouver l’intérieur du fait concret ; écrire en se mettant dans la tête de l’autre et faire revivre l’événement en souhaitant que le ressenti ait du sens sur le plateau.
Tout est sombre ce soir à la Colline – théâtre national. Le noir luisant du plateau vide, l’écran en fond de scène sur lequel sont diffusées des images en noir et blanc, les lumières à la faiblesse mesurée, les vêtements des acteur·rice·s aux couleurs indistinctes. Parler d’attentat ne se prête pas à l’exubérance. Et pourtant, aucune tristesse ne se dégage de cette atmosphère. Chacune·un navigue en elle, avançant mal assuré·e dans les dédales de sa mémoire, confronté·e autant à la brutalité des souvenirs qu’à leur opacité. Mais, où étions-nous ce vendredi 13 novembre 2015, date des attentats dits du Bataclan ? Quel souvenir cette effraction perpétrée dans nos vies a-t-elle laissé ?
Neuf ans se sont écoulés. De cet événement arrivé par hasard et qui a bouleversé à jamais le cours des choses, une trace existe certainement chez les un·e·s et les autres, douloureuse ou ajustée, mais de l’instant de la brisure, de ce moment où le prévu est tordu par l’imprévisible, que sait-on ? Dix-sept comédien·ne·s vont se succéder sur le plateau pour dire dans de longs monologues la sidération, les émotions démultipliées, les pensées hasardeuses qui traversent un individu face à l’innommable. Tous les personnages du récit sont des êtres de fiction, mais tous portent une parcelle de nous. On entend face au drame des réactions vitales Je n’écoute que mon corps qui me dit de sortir ou révélatrices de l’humain, ma survie, je la dois à cela : être capable de foncer sans égard pour les autres, passer devant être plus fort dans la cohue, me fermer à tout. On entend l’effacement de la fête, bras en l’air par l’horreur, ils tirent et le pragmatisme instinctif qui sauve Le seul espoir qui nous reste, c’est de faire le mort.
En 10 chapitres, annoncés sur écran, le texte nous invite à revivre l’intime de personnages ordinaires saisi·e·s au bord de leur vie ; des jumelles qui se retrouvent, un rendez-vous attendu, une femme partie au concert en laissant sa fille et son mari, un baiser inachevé… ou bien des personnages ayant des fonctions : le médecin obligé de faire du tri dans les blessé·e·s,l’infirmière au témoignage poignant, le commissaire, la BRI. Cette épreuve est aussi la leur.
La vie, la mort, l’oubli, la gradation de la peur, les pensées immédiates, tout est présent dans cette tragédie polyphonique. Des images défilent sur l’écran, des fenêtres, une rue, évocatrices d’un lieu connu ou non, quelques lumières scintillent dans l’arrière-scène. La mise en scène n’a rien de spectaculaire, ce long récit impose la sobriété. Les acteur·rice·s sont là, justes, présent·e·s sobrement, porteur·se·s du récit ; on entend les voix, le texte. Le plateau bouge parfois. Divisé en quatre éléments, il s’incline, s’enfonce, monte, se disloque, associant sa présence au chaos des mots ; sensation de déséquilibre, impression d’un sol qui se dérobe sous nos pieds.
Le metteur en scène Denis Marleau est une figure importante du théâtre québécois. Nous le connaissions pour ses collaborations dans les années 80 avec les chorégraphes Édouard Lock, Ginette Laurin et Daniel Léveillé. Avec le temps, son écriture a évolué ; création musicale et nouvelles technologies sont apparues, notamment les écrans. S’il s’est éloigné de la présence forte des corps sur un plateau, dans la discrétion affirmée de cette mise en scène, les corps sont pourtant là. Il nous est juste demandé de les imaginer, les suivre, les sentir. Leur existence est dans les mots. Ils s’enchevêtrent dans le désordonné de la situation, dans la mort.
Par une simple phrase, un endroit qui sent le sang, la réalité de l’événement nous revient en mémoire. Cette vérité nous saisit. Ce piège qui saigne est bien réel. Toute l’ambiguïté du spectacle repose sur cette question du mélange entre réalité et fiction. Un choix nous est offert, soit on se laisse porter par cette histoire en acceptant de mélanger son souvenir et le récit qui nous est donné, soit on écoute un récit magnifiquement terrible. La question du respect des survivant·e·s peut être posée à cet endroit, mais on est au théâtre. Cette plongée dans les sentiments des « autres nous-mêmes » nous rappelle qu’un lien indéfectible nous lie les un·e·s aux autres. L’homme de ménage va laver, relaver, laver encore ce lieu dans une volonté commune de surpasser la mort.
Visuel : © Simon Gosselin
texte Laurent Gaudé,mise en scène Denis Marleau. Avec : Marilou Aussilloux, Sarah Cavalli Pernod, Daniel Delabesse,Charlotte Krenz, Marie-Pier Labrecque,Jocelyn Lagarrigue, Victor de Oliveira, Alice Rahim, Emmanuel Schwartz, Monique Spaziani, Madani Tall, Yuriy Zavalnyouk ainsi qu’Anastasia Andrushkevich, Orlène Dabadie, Axel Ferreira, Lucile Roche et Nathanaël Rutter de la Jeune troupe de la Colline.
Du 15 mai au 9 juin 2024 au Grand théâtre,du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 19 h 30 et le dimanche à 16h