Mais où est passé le metteur en scène des Frères Karamazov, qui nous bouleversait par sa maîtrise de la scène dans le fond et dans la forme ? Après les pédagogiques L’Esthétique de la résistance et Edelweiss / France-Fascisme, il touche le fond du classicisme avec une caricature de théâtre de la fin du XXᵉ siècle, où déclamations et vidéos nous font sombrer d’ennui.
Mais où est passé surtout Pasolini, et encore plus grave, où est passée l’œuvre inachevée Pétrole ? Creuzevault ne garde de ce fulgurant poème que des caricatures, dans une mise en scène qui mixe la tonalité assumée du second degré d’OSS 117 avec du vintage à la manière de Jacques Audiard. Et il se trouve qu’ici, on adore ces deux références. Dès la première scène, le doute d’un théâtre trop figuratif s’empare de nous. On voit le héros cloué au sol d’un tarmac, visiblement mort. Il est surplombé par une caméra. Très vite, l’un·e des Pasolini nous dit : « Nous avons choisi de ne pas représenter », et pourtant la littéralité s’empare des jeux ampoulés des merveilleux et merveilleuses comédien·ne·s. Évidemment, nous ne reprochons pas à Sylvain Creuzevault sa lecture de cette œuvre inachevée, publiée dix-sept ans après l’assassinat de Pasolini. La structure de ce dernier acte est un poème, constitué d’une centaine de fragments qui nous entraînent dans l’histoire de l’Italie post-fasciste et pro-pétrole des années 60 à 70. Le récit a tout d’un pacte faustien puisqu’on y suit Carlo Valletti, un ingénieur coupé en deux entre le bien et le mal, entre la raison et la passion, entre le sexe et l’ascèse.
La pièce est composée de deux parties, la première durant 1 h 15 et la suivante 1 h 55, entrecoupée d’un entracte. La première partie est 100 % jouée en théâtre filmé et la seconde est plus incarnée. Là encore, nous ne sommes pas du tout opposé·e·s à la place de la vidéo au théâtre, de Séverine Chavrier à Julien Gosselin en passant par Ivo van Hove. Mais ici, la façon de faire est très classique. Le quatrième mur ne tombe jamais, il est même assumé puisqu’il tombe et remonte entre les deux séquences. Cela crée une distance avec notre perception de la représentation, ce qui est dommage car justement, c’est cela que questionne Pasolini : l’image de soi, tiraillée entre la soif du pouvoir et celle des corps. D’un côté, Carlo I évolue dans un virage très à droite toute pour devenir un magnat du pétrole ; de l’autre, Carlo II court les « queues aux dimensions fantasmagoriques », toutes montrées au premier degré, sous la forme de godes toujours au garde-à-vous. Cette image marrante est faible pour dire la torpeur qui secoue les désirs de l’auteur, qui, on le rappelle, faisait alliance entre merde et plaisir dans Les 120 journées. Pasolini, ce n’est pas rigolo ni burlesque : c’est du texte à vif, écorché, sanglant, qui dit à la perfection les tourments qui agitent l’âme humaine sans chercher à les abolir. D’ailleurs, la psychanalyse en prend pour son grade ; on entend, et pour le coup, on se marre : « On ne comprend pas ce que tu dis, Jacques. »
Par à-coups, le spectacle nous retient. Il faut saluer ce monologue dément porté par Sharif Andoura, qui monte en puissance juste avant l’entracte sur une histoire tragique entre un ange et un diable, une histoire de mauvais choix. Et plus tard, un ange toujours : Sébastien Lefebvre disparaissant dans une belle lumière, en réponse au monologue précédent, ayant choisi, lui, de trouver un juste milieu entre plaisir et douleur.
Jusqu’au 21 décembre, au Théâtre de l’Odéon.
Visuel :© Jean Louis Fernandez