Sumaya Al-Attia sur .REKORD : « J’avais besoin d’écrire cette histoire parce que c’était en lien avec la nôtre »

Vous travaillez un spectacle qui a une forte dimension biographique, sinon autobiographique. Cela correspondait-il à une nécessité que d’écrire cette histoire ? Pourquoi écrire cela maintenant ? En quoi ce geste vous a-t-il paru essentiel ?

C’est en 2022 que j’ai commencé à écrire, quand les Russes ont déclaré la guerre à l’Ukraine. Je me suis posé la question de cette migration qui se fait souvent de l’Est vers l’Ouest. Et je me suis dit : « Bah, tiens, il y a toujours ce besoin de partir et d’aller se réfugier ailleurs ». J’étais entourée par beaucoup de Français à l’époque qui me disaient : « Oh là, la guerre frappe à nos portes, elle arrive en Europe. »

Quand je voyais que les gens avaient parfois certaines angoisses, je me suis dit : « Ah bah, c’est fou. C’est vrai que si la guerre devait arriver en France aujourd’hui, où iraient les Français ? » Et ça m’a rappelé que ma grand-mère avait quitté la France pendant les années 1960, mais que je ne connaissais pas vraiment cette histoire-là. Vu qu’elle n’est plus de ce monde, mon grand-père non plus, je me suis dit : « Il faudrait que j’aille poser à mon père quelques questions pour savoir pourquoi ils sont partis, pourquoi ils ont quitté la France et pourquoi ils sont arrivés en Irak ».

J’ai entrepris d’enregistrer la voix de mon père, tout simplement en lui posant une question. Je ne sais pas pourquoi j’ai ouvert cet entretien par la question : « Est-ce que tu faisais des rêves, enfant ? » Et à partir de cette question, il a parlé de sa mère, de sa grand-mère, de son enfance, du fait qu’il ne rêvait pas pendant qu’il était en France, où il est resté jusqu’à ses huit ans. C’est là qu’il a commencé à me raconter ce départ, ce déracinement, ce voyage vers un pays qu’il ne connaissait pas, pour rejoindre un père, qui était absent jusque là de sa vie. J’ai écrit une fiction autour de son récit, parce que c’était aussi cette enfance qui m’a parue totalement écartée, mise un peu à l’écart, en tout cas, de ce monde d’adultes qui choisit, qui décide pour tous les enfants. Ce qui m’a beaucoup touchée, c’est que c’était un homme d’une soixantaine d’années qui me racontait ses souvenirs d’enfant, avec évidemment beaucoup de vide, de flou, alors qu’en d’autres endroits, c’était très précis.

J’avais besoin d’écrire cette histoire parce que c’était en lien avec la nôtre. J’ai deux grands frères, j’ai ma mère, j’ai mon père et cette histoire continue encore aujourd’hui : j’ai fait le chemin inverse, c’est-à-dire que j’ai quitté mon pays, j’ai quitté la Jordanie pour venir en France. Donc j’avais l’impression d’avoir un peu bouclé une boucle avec ma grand-mère, avec l’écart de cette époque-là en tout cas.

Je ne savais pas que ça allait prendre cette forme-là, mais c’est vrai que l’écriture est venue en un jet, en à peu près cinq jours de résidence. On avait fait une semaine avec la comédienne Lou Valentini et une plasticienne qui n’a pas suivi tout le projet jusqu’au bout. J’ai écrit cette fiction à partir d’une matière documentaire.

Etait-ce simple d’échanger avec ton père là-dessus ou est-ce qu’il n’y avait pas une forme de pudeur, une réticence à parler ?

C’était dingue, parce que j’ai vraiment posé une seule question et j’ai eu 03h15 d’enregistrement. C’était un monologue. Il a parlé de cela comme si c’était pour lui, un besoin de garder une trace, une mémoire de son départ, de son récit. Je l’ai laissé parcourir sa vie comme il l’entendait.

Tout à l’heure, vous avez parlé du fait que vous aviez créé une fiction autour de ce récit. Comment avez-vous articulé cette matière et le caractère fictif du spectacle ?

C’est la force des images qu’il évoquait, lui, dans son récit. Il y avait toujours quelque chose de très visuel quand il racontait cette histoire. En tout cas, je l’ai reçu en tant que tel. Il me racontait des paysages qu’il voyait enfant dans une voiture, de la neige dans un désert, des palmiers, des dattiers. J’ai commencé à me dire : « Mais qu’est-ce que c’est que cet univers qu’il me déploie, à travers ses mots ? » Et c’est surtout cet endroit-là de l’enfance, avec des souvenirs parcellaires : « Je sais que j’ai pris la voiture, je sais que j’ai senti telle ou telle odeur. Quand je suis monté dans la voiture, il y avait la cigarette, il y avait ça, mais par contre, je n’ai aucun souvenir de comment j’étais habillé ».

Et qu’en est-il des truffes apportées par la grand-mère ?

C’est une des parties qu’on a diffusées dans le spectacle où il [mon père] parle de ce qu’ils ont ramené avec eux depuis la France. Il parlait d’une malle en fer et d’une valise et il dit : « Ben, je ne sais pas pourquoi, mais il y avait ce bocal de truffes et puis des truffes noires, bien sûr. » Il dit « bien sûr », comme si c’était évident que ça soit des truffes noires et pas des blanches. C’est en réécoutant que je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette femme qui quitte son pays, sa ville, toute sa famille en emportant avec elle un bocal de truffes noires ? Mais quel mystère, quel mystère de ramener un bocal de truffes noires dans un pays lointain. Quel écart aussi culturel pour mon grand-père, qui est irakien, qui n’avait peut-être jamais vu ni mangé des truffes, alors que, pour elle, c’est un objet si précieux qu’elle l’embarque avec elle. »

Il y a un autre élément très symbolique, c’est le corbeau…

Entre le texte et la forme scénique, il y a eu beaucoup de coupes, beaucoup de changements, beaucoup de travail aussi autour de cette figure, qui était très présente dans l’écriture dès le départ et que, petit à petit, j’avais moins envie de travailler. Mais c’était quand même une figure importante dans le texte.

Ce corbeau, en fait, est lié à plusieurs choses. Il y a cet aspect de mauvais augure. Dans ma culture, on disait toujours : « Oh là il y a un corbeau. Il y a quelque chose de grave qui va se passer tout de suite. Il y a quelqu’un qui va mourir. » Le jour du décès de ma grand-mère, il y avait trois corbeaux au-dessus de l’hôpital et je me souviens de les avoir vus et m’être dit : « c’est sûr qu’elle va mourir ». Le lendemain, elle est décédée. Ça m’a marquée.

Et au départ, dans le texte, il y avait toujours des corbeaux qui tournaient autour d’elle. Je me suis un peu éloignée de cette idée, d’avoir ce personnage toujours entouré par quelque chose de mauvais augure ou de cette idée qu’elle pourrait être associée à une sorcière.

Je n’avais pas envie de prendre cette direction-là et on a plutôt travaillé sur la figure du corbeau, de ce côté charognard, surtout pour la scène de la révolution ou du coup d’État, quand il y a les restes dans la rue.

Et avez-vous d’autres projets en cours ou à venir  ?

Oui, des projets de mise en scène, je ne sais pas. J’ai beaucoup d’envies, beaucoup de pistes. Il y a des choses que j’ai déjà commencé à écrire, d’autres qui sont en cours de maturation.

Il y a plusieurs thématiques, dont une sur les enfants, les adolescents en danger. J’ai rencontré une jeune femme dans la rue et ça m’a énormément secouée. Une jeune femme de quatorze ans, qui était seule dans la rue. On est trois générations différentes à vouloir l’aider pour lui trouver une solution de logement. A la suite de cette rencontre-là, je suis rentrée, j’ai énormément écrit. C’est quelque chose qui est très difficile pour moi, parce que je ne sais pas si je me sens légitime de parler de ça pour l’instant,  mais quelque chose avait été déposé, que je sais là, donc ça pourrait être un sujet à creuser.

Il y a une autre piste d’écriture avec mon professeur de théâtre irakien. J’ai été formée par lui. C’est quelqu’un avec qui j’aimerais bien travailler professionnellement parlant, parce qu’il était un comédien et dramaturge professionnel en Irak pendant les années soixante-dix, quatre-vingts et, en quittant son pays, il n’a jamais pu continuer son travail professionnel à proprement parler.

Et puis, une dernière piste d’écriture, c’est autour des Mille-et-une nuits. J’ai envie de travailler autour de ces récits, tout cet aspect un peu orientaliste qu’on a dans le monde occidental vis-à-vis de ces contes. Il y a même des contes qui ont été ajoutés par comme Ali Baba et les quarante voleurs. Ça n’a jamais été dans le recueil. C’est ça qui m’intéresse.

Il y a aussi toujours la voiture qui m’appelle, le fait d’être dans une voiture, en itinérance, de voir quelque chose qui ne se passerait peut-être pas forcément dans une boîte noire.