« Soeur·s, nos forêts aussi ont des épines », une ode à toutes les sororités

Un espace minéral

C’est d’abord l’immobilité qui frappe. Deux ombres recouvertes de chastes chaperons, fixes et hiératiques, au beau milieu d’un paysage aux lignes droites et aux angles prononcés. Un paysage minéral, à la manière des scénographies de Richard Peduzzi, le gigantisme en moins. Un paysage blanc, qui prendra au fil de la pièce la couleur des différentes lumières.

Cette immobilité dure de longues minutes pendant lesquelles la musique de Sandro Musica envahit seule la salle. Le public reste coi, souffle court, en attente du moindre mouvement. Enfin, les ombres se meuvent, lentement, avant que de se mettre à parler. Elles sont soeurs, elles sont seules, perdues dans la forêt. Inquiète la cadette, hardie l’aînée. Une halte improvisée sera l’occasion d’échanger et de s’opposer les souvenirs de leur enfance. Des souvenirs incertains, qui se contredisent les uns les autres, de ceux qui nourrissent les rancoeurs familiales.

Les mythologies familiales en question

À travers ce dialogue, c’est l’attribution définitive des places dans la famille qu’explore Penda Diouf : l’aînée substitut maternel, la cadette vouée à la réussite professionnelle. L’aînée faite de sacrifices, la cadette de caprices. Et, surtout, la difficulté à s’émanciper des statuts et traits de caractère que les autres ont définis pour vous. Le texte voit ainsi se superposer en deux discours un même souvenir, celui d’une noyade manquée de Lauryne, la cadette, qu’aurait provoquée par indavertance l’aînée, Lou-Anne. Cet épisode fondateur d’une mythologie familiale qui fait de Lou-Anne la gardienne d’enfants un peu trop étourdie et de Lauryne celle pour qui l’on craint, en dit long sur les non-dits et la façon dont se créent les places.

L’entrelacement des lieux et des temps

L’objet de ce récit, dont le déroulement exact est longuement disputé par les deux soeurs n’est pas seulement de mettre en scène les divergences d’appréciation. Par sa seule présence, il met à mal notre conception linéaire du temps : l’évocation de cet événement est l’occasion de voir présent et passé s’entrelacer au point de s’entremêler indefectiblement. À l’univers sylvestre de la forêt où les deux jeunes femmes se sont égarées succède ainsi le monde aquatique de la mer, où l’aînée faillit tuer la seconde : dans l’eau comme sur la terre ferme, la nature semble décidément bien hostile. Sans doute sont-ce là les « épines » de ces forêts dont la maîtrise échappe à l’être humain.

Un sentiment d’irréalité

La scénographie de Silvia Costa, toutefois, par son amour du minéral et des lignes droites, fait de ces espaces naturels des lieux indéterminés, où l’on peut rêver un port ou une forêt, mais aussi tout autre univers. La création lumière de Marco Giusti est alors mise en évidence par ces blocs lisses et blancs, sur lesquels elle apparaît dans une forme de nudité. Les chaperons des deux comédiennes, à leur tour, prennent la teinte des projecteurs, happés dans ces espaces que leurs propriétaires cherchent pourtant à fuir. Il en résulte un sentiment d’irréalité, d’un univers à mi-chemin entre la dystopie éc(h)ologique et le récit familial.

Un imaginaire en mouvement

La mise en scène travaille donc en grande partie contre le texte. De ce fait, celui-ci ne se donne pas aisément et nécessite de la part du public une écoute attentive en même temps qu’une imagination en mouvement. Mais c’est précisément cette sollicitation constante des spectateurs et spectatrices qui fait de ce spectacle une oeuvre riche et dense.