Le maître du langage s’attaque une nouvelle fois à sa double passion : la famille et les mots, dans une pièce majeure où le rôle principal est joué… par une absente. Chef-d’œuvre.
Pascal Rambert est le roi des joutes. Son cultissime Clôture de l’amour, tube international (que vous verrez et rêverez ce printemps au Théâtre 14) nous avait montré le chemin, son chemin vers des mots, toujours des mots, les mêmes mots. Dalida encore, ici, mais pour Mon absente, on fredonnera plutôt, « ils sont venus, ils sont tous là… », y compris « le fils maudit ». C’est bien cela que raconte, sans aucune ponctuation, dans un seul souffle, un dernier souffle, Mon absente. Il s’agit d’une belle réunion de famille pourrie autour d’un cadavre qui se cache dans son cercueil, posé sur un parterre de roses blanches. Yves Godin, génie absolu de la lumière et compagnon fidèle de Pascal Rambert, fait de cette image, cette morte cachée sur ce lit de fleurs, le seul endroit pleinement éclairé de cette chambre funéraire circulaire toute grise dans laquelle vont se succéder un.e par un.e les enfants, les petits-enfants, les conjoint.es de chacun.e. Et un.e par un.e., ils et elles viennent régler leurs comptes avec cette absente très présente. Quiconque a enterré quelqu’un d’assez proche pour se retrouver en tête-à-tête sait que cela est vrai. Seul.e face à un cercueil, celui qui perd parle en direct au fantôme tout juste né. À ce moment-là de la vie suspendue, le vivant peut avoir la sensation réelle que le mort est encore là. C’est ce moment de démence si humain que vient appuyer Rambert. Aucun des personnages n’est raisonnable. Audrey Bonnet parle aux oiseaux, Stanislas Nordey est accusé d’avoir tué sa mère « de chagrin », Laurent Sauvage se noie dans l’amour et le désir.
L’une des choses les plus merveilleuses dans le travail et l’écriture si ciselée de Pascal Rambert, c’est son rapport ultra actuel à l’air et aux questions du temps. Architecture en 2019, par exemple, parlait du langage pour dire l’effondrement de l’Europe. Mes frères en 2021 était un conte qui venait combattre la domination masculine. Mon absente, sous couvert d’être la cérémonie mortuaire du seul personnage jamais nommé, vient enterrer des conceptions archaïques. Un fils est homophobe, l’absente battait ses enfants, tous et toute. Cela fait dire à Nordey, grandiose dans son jeu malade, canne à la main, un pied dans la tombe :
« (…) les enfants devenus grands disent mais c’est ma mère quand même mais c’est mon père quand même les femmes battues disent mais c’est le père de mes enfants je ne peux plus entendre cela je ne veux plus le dire moi-même et pourtant si je suis honnête oui je t’aime maman maintenant je veux plus le dire moi-même et pourtant si je suis honnête oui je t’aime maman maintenant c’est fini on va venir te chercher on va te jeter dans les flammes je te regarderai brûler je veux voir tout cet amour et toute cette folie brûler monter dans le ciel et disparaître à jamais (…) »
Au plateau, Rambert réunit ses muses, Nordey et Bonnet (ce sont eux le couple qui rompt dans Clôture de l’amour), d’autres icônes du théâtre associé.e.s au TNS, Laurent Sauvage, Vincent Dissez et Claude Duparfait, et une armée de comédien.e.s tous et toutes terriblement talentueux et talentueuses qu’il a rencontré.e.s lors de Mont Vérité [spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 44 de l’École du TNS, créé au festival du Printemps des Comédiens en 2019 et présenté au TNS en 2022] : Océane Caïraty, Mélody Pini, Claire Toubin, Ysanis Padonou et Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa. À ce groupe s’ajoute Mata Gabin avec laquelle il travaille pour la première fois. Nous sommes donc face à une troupe, ils et elles sont onze à circuler autour de ce corps, toutes générations confondues. Comme nous sommes en 2024, les téléphones sonnent, la musique se diffuse directement par le biais du smartphone. Cela donne des moments de relachement délicieux. Car, on le sait, on rit souvent aux enterrements qui sont parfaitement mis en scène. La danse de Vincent Dissez sur le tube Running Up That Hill (A Deal with God) de Kate Bush est un moment grandiose. Tout comme le duel (verbal) entre les frères, tout particulièrement entre Laurent et Stan, les fils ennemis.
Mon absente est un texte somptueux, magistralement mis en scène et en lumière. Un spectacle de Pascal Rambert en résumé !
Il reste de la place, allez-y !
Jusqu’au 19 janvier à la MC93
En tournée :
2024.01.23 > 25 – NICE (FRANCE) – Théâtre de Nice CDN Nice-Côte d’Azur
2024.01.30 > 02.01 – MARSEILLE (FRANCE) – La Criée Théâtre national de Marseille
Visuel : ©Jean Louis Fernandez