Le Festival l’Equipé.e initié par Les Plateaux Sauvages à Paris, s’intéresse à la place des femmes dans l’art et la société. En 2022 Laëtitia Guédon, la directrice, a proposé à l’autrice Marie Dilasser de rencontrer Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna (Cie Toujours après minuit) pour réfléchir et créer autour de la thématique du secret. Le résultat est Señora Tentación un spectacle entre théâtre, danse et musique, joyeux et délicieux.
Ouvrir notre regard et élargir nos perceptions Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna savent faire. Depuis El como quieres spectacle créé en 1997 qui exaltait la vie, l’amour, la mort elles abordent, sans en avoir l’air, des sujets sociétaux à résonance politique. Qu’il s’agisse de se confronter aux langues « qui circulent, atterrissent partout et se transforment sans cesse » avec des groupes de femmes de banlieue, de s’atteler aux textes de Robert Walser avec des étudiants, ou de rencontrer Gertrude Stein avec Family machine pour elles c’est tous les jours politique. Et pourtant poésie et fantaisie sont leurs meilleures compagnes pour parler de sujets sérieux avec distance, elles façonnent leur écriture faite de corps, de mots, de langues, de musique, de présences fortes. Señora Tentación n’échappe pas à la règle.
De Brigitte et Roser on dit volontiers qu’elles sont inclassables, peut – être, mais elles sont là devant nous l’une dans la douceur des mots et la rondeur des expressions, l’autre libre et déterminée, à trinquer et à rire et même à s’embrasser. Le couple est solide, la relation limpide. L’âge les a soudées. Dans un décor de hall d’immeuble envahi de plantes vertes, dont on imagine le sol brillant et la rampe d’escalier régulièrement astiquée, elles époussètent les plantes, remarquablement à l’œuvre dans une présence sensible. On apprend par bribe que la rencontre s’est faite sur un dance floor et que le poppers a aidé à distraire les peurs et laisser s’exprimer les envies. On plonge avec radicalité et beaucoup d’humour dans ce qui les relie, le désir féminin. Leurs corps parlent autant que les mots.
Le thème, l’homosexualité féminine, adopté par Marie Dilasser et porté par le couple n’est pas neutre ; ce sujet n’occupe pas nos conversations et a bien du mal encore à trouver sa place dans notre champ de conscience. La dépénalisation de l’homosexualité n’est pas si ancienne (1982) et les esprits ne l’ont parfois pas encore intégré. On se tient bien. On se tient à carreau. On se camoufle constate la femme de ménage. Et c’est tout le propos du spectacle.
Le texte décrit la relation avec précision. Les mots sont crus, réalistes ; les corps, le plaisir du corps, le désir sont explicitement nommés. L’art du décalage assure une légèreté au propos, nous fait rire d’une situation aux interdits incontournables qui obligent à la méfiance face à l’autre, celui que l’on sert, que l’on croise, à qui l’on sourit. Le dur et le doux se mélangent sans affecter la gaieté qui émane de chaque instant. Le rire avale le drame. La femme de ménage est fantasque, pour la concierge l’aimer lui ouvre les portes d’un univers chimérique qui la bouleverse. Elles s’accordent 2 jours par mois dans l’exiguïté de la loge pour faire vivre ce désir et laisser s’épanouir le plaisir. Le décor de plantes vertes abrite leurs ébats. Cette évocation n’a rien de choquant tant leur relation est lumineuse et enchantée. Danse et musique se liguent pour faire la fête, une fête pleine de dangers.
La force du spectacle vient du choix des femmes : une femme de ménage, une concierge. Choisir des femmes du peuple, c’est refuser un certain déterminisme social, c’est ramener le propos à l’universalité des sentiments. La relation qui lie la femme de ménage et la concierge relève de la sensualité, de l‘amour, de la reconnaissance de l’autre. Oui les femmes du peuple peuvent être amoureuses et peuvent avoir des histoires d’amour duelles. Par ce choix l’auteur et les interprètes nous ramènent à du commun non ordinaire mais simplement « simple ». Elles démontent de fait ce mythe de l’homosexualité féminine qui serait une fantaisie accordée aux bourgeoises et aux artistes. Casser les codes ne s’impose pas dans le récit comme une revendication. Le texte écrit par Marie Dilasser en collaboration avec les comédiennes – danseuses – metteurs en scène – scénographes évite cet écueil pour nous faire entrer radicalement dans une vérité du dehors – dedans qui définit l’espace de vie de ces deux femmes. La gaieté et la liberté de ton accompagnent la dissimulation, l’amour caché, la discrétion qui cadrent leur relation. Être deux en une, se fabriquer un costume pour vivre le quotidien. Sur le plateau, les deux femmes vivent leur vie sous nos yeux alors que le texte parle, évoque et nous guide dans cette relation belle de son audace. Cette histoire en forme de conte fait appel à « la voyante du 3ème étage » qui fait disparaître les gens qui pénètrent chez elles.
L’une puis l’autre en passera la porte.
La collaboration indestructible des artistes impose un regard sensible sur leur œuvre. Une fois de plus, la place de l’une et de l’autre dans le récit, la fluidité de la mise en scène, la solidité du propos se conjuguent avec subtilité dans ce spectacle qui rend visible une souffrance des femmes souvent ignorée. Il nous oblige à observer avec bienveillance un une situation qu’on ne veut pas voir. Discrètes elles sont, discrètes elles restent.
Jusqu’au 9 mars, les Plateaux Sauvages, Paris 20ᵉ,lesplateauxsauvages.fr, en juin à Tours.
Visuel : ©️Christophe Raynaud de Lage