Racine carré du verbe être aurait tout aussi bien pu s’appeler les cinq vies de Talyani ou comment donner à voir et à entendre sur scène les cinq directions qu’auraient prises la vie d’un homme suite à un bouleversement. Un homme avec une famille. Un homme face aux choix de l’exil.
Par Cyril Montana
Dès le début, il est question d’un Talyani qui aurait pu rester vivre au Liban s’il ne l’avait quitté à 9 ans, un 22 août 1978 à cause de la guerre. Sur place, il aurait vendu des jeans dans sa boutique, Mais, il aurait tout aussi bien pu suivre ses parents, et aller vivre à Rome, Naples, Londres, Montréal, Paris ou aux USA, et du coup devenir aussi bien artiste-peintre, neurologue, chauffeur ou même condamné à mort pour avoir abattu froidement un couple au volant de leur voiture. Samuel et Aurore Clyde. A bout portant. Huit balles. Tué sur le coup, ce couple.
Ce sont tous ces destins aux antipodes les uns des autres que nous voyons évoluer sur scène.
Ainsi cet autre Talyani, après 33 années passées derrière les barreaux, là, dans sa cellule en combinaison orange n’aurait pas voulu entendre parler de faire appel de sa condamnation. Selon lui, il est coupable et doit mourir exécuté, ici à Livinsgtone Texas.
Et s’il avait été neurologue, il aurait été irascible et vaniteux, agressif même en public. Avec pour habitude de se commander des escorts via une agence spécialisée. Mais un soir, celle qu’il détroussait habituellement n’étant pas disponible, on lui en aurait envoyé une autre. Et alors qu’il avait beaucoup bu, il serait parti dans sa Ferrari avec elle. Vous êtes sûr que ça va aller lui aurait-elle demandé. Et ce qui devait arriver arriva. Un platane. La Ferrari encastrée. Lui blessé, légèrement, mais heureusement pas les mains. Convalescence obligatoire.
Toutes ces versions de Talyani se croisent et s’entrecroisent sur fond vert et projection de vols d’oiseaux en négatif sur un écran géant avec musique orageuse. Magnifique.
Et s’il avait été chauffeur à Paris, il serait allé chercher un client à CDG. Client qui lui aurait finalement demandé de se rendre dans un petit village nommé Saint-Benoît-sur-Loire, où certains habitants, dont la fille du maire, auraient été en conflit avec la Mairie pour une sombre histoire d’arbres ginko plus que centenaires que la mairie aurait voulu faire abattre. Cinq arbres ginko venant de Chine, datés de 1850 et qui peuvent vivre jusqu’à mille ans. La fille du maire étant même été prête à s’immoler.
En arrière-plan toujours sur cet écran géant chacun des jours de la semaine s’égrène, et ce, alors que la pièce se déroule sur une période de soixante-dix ans. Le texte est puissant, précis, et poétique.
Il y a ainsi ces phrases qui passent et repassent dans les bouches des uns et des autres, sans jamais s’adresser à la même personne. Des phrases, tels des boomerang qui réapparaissent ici et là « je ne t’aime pas parce que tu es ma femme, je t’aime parce que je t’aime. Je ne t’aime pas parce que tu es ma mère, je t’aime parce que je t’aime. Je ne t’aime pas parce que tu es mon mari, je t’aime parce que je t’aime…. »
Il y a aussi, de manière répétitive, l’évocation de la couleur verte, cette couleur qui est pourtant couverte de superstition dans le milieu du théâtre. Mais Wajdi Mouawad semble se fiche royalement des superstitions, il devient même blasphématoire avec un Talyani artiste-peintre qui a peint un triptyque de la vierge, recouvert tour à tour, de sueur et de sperme, de sang et d’os, et puis de cendres. Une œuvre détruite par des intégristes sur le lieu même de l’exposition.
MERCREDI s’affiche soudain en grand sur l’écran en noir sur blanc. Et nous sommes tout à coup face aux ruines de l’explosion du 4 aout 2020 à Beyrouth, plus de deux cent morts et des milliers de blessés, ainsi qu’une partie de la ville éventrée. Une foule s’affaire à remettre de l’ordre dans une chorégraphie chaotique.
Ici, une femme hurle ses enfants disparus sous les décombres, tandis que d’autres cherchent et cherchent encore. Là, une autre femme filme, flash allumé, en mode selfie.
La pièce est rythmée par les passages d’un registre à l’autre sur une cadence haletante. Il est alors question d’apprendre qu’aussi simple soit-il un carré n’existe pas dans la nature. Et puis, il y a là encore la couleur verte qui revient sans cesse. Cette couleur dont le peintre Talyani recouvre toute une toile, avant d’être interrogé par une policière à l’accent québécois, pour avoir mordu au sang une journaliste, qui avait osé dépasser le rond symbolique qu’il avait tracé tout autour de lui. Ce qui existe ici empêche incontestablement autre chose de s’y produire, nous rappelle Wajdi Mouawad.
Comme il faut bien une fin à tout, et que c’est le signal donné par le chauffeur Talyani quand il sort sa trompette, alors le grand rideau blanc se baisse magistralement.
Wajdi Mouawad ne nous laisse absolument pas le temps de nous ennuyer, et nous berce de son écriture ciselée en nous rappelant qu’on ne se débarrasse pas du sang en un claquement de doigt. Poésie quand tu nous tiens …
Racine carré du verbe être de Wajdi Mouawad
Théâtre de Colline jusqu’au 22 décembre 2024
Visuel : ©Simon Gosselin