Quel spectacle réjouissant dans cette époque morose ! Le roi du théâtre brut s’attaque au roman épique de Cervantes, dans l’écrin du jardin de la rue de Mons.
Depuis 2023, et normalement pour quatre ans, Gwenaël Morin crée, pour chaque festival d’Avignon, une pièce à partir du répertoire et en relation avec la langue invitée, en l’occurrence, cette année, l’espagnol. Il a choisi LE tube : Don Quichotte de Miguel de Cervantes. Le projet que Tiago Rodrigues a dessiné pour Gwenaël Morin se nomme, avec pas mal d’humour : Démonter les remparts pour finir le pont. Démonter pour revenir au vif du théâtre résume bien toute la carrière de ce metteur en scène. Le théâtre de Gwenaël Morin est viscéral et pauvre. On fait décor de tout, costume de rien. Il y a toujours chez lui un souci de clarté envers les spectateurs et les spectatrices. Ils et elles doivent comprendre, c’est une urgence. En arrachant tout sauf l’essentiel, Gwenaël Morin abolit l’artificiel et la distance. Marie-Noëlle Genod avance et la pièce commence : pas d’introduction, pas de rideau, pas de politesses. C’est un théâtre physique qui court et qui bondit surtout, un théâtre de la présence et du présent. Elle lit l’histoire de ce seigneur fan de livres de chevalerie qui fusionne la fiction et la réalité. Et nous, comme des enfants, on écoute.
Dans le grand jardin suspendu de la Maison Jean Vilar, les arbres se parent des lumières pensées par Philippe Gladieux. Il peut aller jusqu’aux ors des contes et des légendes. Marie-Noëlle met en action le corps de Jeanne Balibar, qui campe un Quichotte halluciné, égaré, en un mot : fou. Elles sont toutes les deux secondées par les compagnons de route du héros : Thierry Dupont en Sancho Panza et Léo Martin en… âne. Alors, on y va, et on y croit. On les voit, les géants et les moulins, les palais grandioses. Contrairement à ses variations sur les tragédies de Sophocle ou sur Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Morin dirige ce Quichotte avec une douce pudeur. L’armure et le casque sont en vrai carton, avec des trous pour voir. La lance du chevalier est faite d’un mât constitué de bouts de bois collés les uns aux autres. Il n’y a évidemment aucun costume. Jeanne Balibar est en robe d’été, Marie-Noëlle Genod en petit chemisier, pantalon bien coupé et sautoir.
Cette pièce à la fois sombre et légère amuse beaucoup, c’est du théâtre pur, sans aucun artifice autre que l’intelligence de celles et ceux qui le portent. Souvent, on a une image de Don Quichotte de la Mancha très futile. En voyant la version qu’en donne Gwenaël, nous comprenons qu’il n’en est rien. Quichotte est empêché de rêver. Ses livres sont même jetés, pour la plupart, promis au feu. Y a-t-il violence plus grande ? C’est toujours comme cela que le totalitarisme arrive, par l’arrêt de la culture. Alors, peut-être est-ce le contexte qui rend ce spectacle très engagé, mais l’idée que Quichotte soit interdit de lire est insupportable. Sa folie est magnifiée. Laissez-le croire à ce qu’il veut, semble ordonner Morin. Laissez-le croire qu’il est le chevalier errant, car aujourd’hui, on a vraiment besoin d’une armée de chevaliers errants.
Ce Quichotte est aussi sensible qu’intelligent, il se déguste à la tombée de la nuit, dans l’un des lieux les plus secrets de la ville (on y accède par un souterrain et un escalier étroit…). C’est un théâtre exigeant et populaire qui donne très envie de jouer à combattre des « races de poltrons » en chantant tous et toutes ensemble une comptine. Cela ne va pas suffire à sauver la culture des griffes bien réelles du RN, mais en attendant, le Quichotte de Gwenaël Morin apaise un peu nos cœurs meurtris par l’époque.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage
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