Astucieux exercice d’autofiction, Ancora Tu demande aux spectateurs de se fier aux souvenirs du protagoniste malgré les « espaces blancs » dont le récit est empli. D’un côté, le doute; d’un autre côté, le désir de se laisser porter par une histoire envoûtante : le spectacle mis en scène par Salvatore Calcagno et coécrit avec Dany Boudreault, présenté à Paris à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, sait susciter autant de questions que de curiosités auprès du public invité à y participer de manière active.
Parfois, il semble être tout aussi maladroit qu’un enseignant devant une nouvelle classe, trahi par des gadgets qu’il ne sait pas manipuler. D’autres fois, il fait preuve d’une confiance outrancière, comme s’il était un peu trop conscient de son irrésistible beauté méditerranéenne. Des hésitations, des murmures, des paroles trop fortes, des postures imposantes et des souvenirs fragmentés : Nuno Nolasco fait coexister tous ces « rhizomes » dans l’espace d’une heure. Mais Nuno souhaite-t-il vraiment parler au public ou plutôt à l’amoureux perdu ?
Avant tout discours articulé sur scène, ce sont les paroles écrites qui attirent l’attention des spectateurs venant trouver leurs places dans la salle Christian-Bérard de l’Athénée. Des paroles écrites sur un tableau noir, divisées en deux colonnes : « Dancing on My Own », « Voyage en Italie », « Pizza Ristorante », « Sans accent » ou « Mes adieux » ne sont que quelques-uns parmi les nombreux mots et phrases écrits à la craie blanche. L’inscription des paroles dans la matière et la découverte frontale que le public en fait génère ainsi un récit imaginaire chez chacune et chacun. Lorsque Nuno, déjà présent sur le plateau, explique que le moment auquel on assiste est le résultat de l’échec d’un autre spectacle qui aurait dû être réalisé toujours en collaboration avec Salvatore, nous aurons tous déjà imaginé notre fiction, une histoire inédite d’amour ou peut-être un voyage exotique et érotique…
L’attente – ainsi que son désamorçage – est instillée dans les spectateurs invités à décider de l’évolution du trame en temps réel et se trouve au cœur même de la conception dramaturgique. Chaque prise de parole donne l’impression que le spectateur a trouvé la « bonne piste », qu’il peut véritablement déterminer la tournure que la performance prend une fois qu’il aura choisi le mot « chanceux » parmi les trinômes proposés par Nuno. Sauf que le pacte est vite brisé justement par celui qui vient de l’énoncer. Au sourire insouciant, Nuno décide souvent d’ignorer la volonté des spectateurs pour finalement raconter les histoires induites par les mots les plus signifiants pour lui.
À ne pas croire que les spectateurs n’y sont pour rien : leurs choix déterminent l’émergence de nombreux registres stylistiques et performatifs dans lesquels Nuno Nolasco s’engage sans faille, oscillant entre le ludique de la fiction déployée sous nos yeux et le tragique d’un souvenir présenté comme « réel ». Ainsi assiste-t-on à des passages toujours fluides, qui savent flatter la versatilité du performeur, entre le sublime air Le Lament de Dido de l’opéra de Purcell et le hit Ancora Tu de Lucio Battisti, entre une simple chemise blanche qui fait rêver des plages portugaises évoquées et le costume bleu somptueux d’un possible toréador disco.
Dans l’économie du spectacle, les documents d’archive pèsent davantage que les objets scénographiques. Des fragments de films italiens, des photos témoignant de leurs moments d’intimité, des souvenirs de vacances, des fichiers audio – ce sont tous des outils dont l’autofiction se nourrit intelligemment. Et ce, jusqu’au point où la distinction entre Nuno-Salvatore, les deux artistes concepteurs du spectacle, et Nuno-Salvatore, les deux hommes tout simplement amoureux en dehors de tout contexte théâtral, devient presque impossible à saisir. Au fond, peut-être que les corps des spectateurs présents, amenés à parler, à participer, à s’insinuer dans le tissu narratif imaginé par Salvatore Calcagno et Dany Boudreault, ne sont pour Nuno que le prétexte de faire revivre un autre corps, le corps singulier et absent de l’amoureux perdu. Faire corps pour tenir compagnie, faire corps pour chasser un fantôme : en voici une mission pas moins noble pour les spectateurs que celle qui leur a été expressément confiée en début du spectacle.
Des mécanismes diégétiques sophistiqués, une corporalité parfois effacée
La complicité qu’Ancora Tu suscite entre le public et Nuno Nolasco n’est pas la seule proposition inédite qu’on y repère. En parallèle, il y a une autre dynamique tout aussi intéressante qui se crée, de manière plus subtile, entre les spectateurs mêmes, puisque chaque choix d’une personne dans la salle entraîne une expression affective point anodine chez une autre. En fait, nous espérons tous que les spectateurs sélectionnés s’arrêteront sur les mots inscrits sur le tableau noir autour desquels nous avons nous-mêmes fantasmé. Lorsque ce n’est pas le cas, surgit la frustration du vide, d’un monde inconnu qui nous échappera à jamais, pendant que des témoins plus chanceux pourront peut-être découvrir l’histoire manquée lors d’une future représentation… La négation de l’agentivité dont les membres du public sont initialement investis fonctionne aussi comme remède contre les frustrations et les déceptions des participant.e.s : finalement, personne ne s’en sort gagnant et en même temps nous sommes tous mieux « servis » que si le performeur avait cédé à nos désirs.
Ancora Tu brille par sa capacité à mobiliser un nombre important de dispositifs diégétiques, en réalité beaucoup plus sophistiqués que Nuno Nolasco ne les fait paraître grâce à l’apparente légèreté qui domine son jeu. Un réseau complexe de codes fictionnels est activé pour dire une histoire au fond banale, voire sordide : celle d’un couple uni, entre autres, par l’amour du théâtre pour finir par se déchirer. Sans tomber dans les pièges d’un postmodernisme trop dense et labyrinthique, la performance de Salvatore Calcagno s’écarte en même temps de tout sentimentalisme, mais aussi de toute tentative plus poussée d’incarnation. Démarche qui ne profite pas pleinement au spectacle, car au-delà des jeux des postures et des identités, la proposition aurait pu gagner en profondeur si les auteurs avaient osé imprégner les corps et les objets d’encore plus de sensualité : que reste-t-il au-delà de ces fins engrenages dramaturgiques ? Heureusement, le charme espiègle et la capacité du comédien portugais à être présent parvient à infuser une certaine vitalité là où on aurait pu rester ancrés uniquement dans une expérimentation intéressante.
Innovateur et subtile, léger sans être facile, Ancora Tu réussit l’exploit de proposer des rapports inédits entre le performeur-« manipulateur » et le public invité à coparticiper dans la mesure où cela peut lui procurer un certain plaisir, sans être gêné par les pièges de l’interactivité. Prince charmant, enfant gâté ou juste un homme blessé et abandonné, Nuno Nolasco ne cède ni aux injonctions des spectateurs ni au trajet dramaturgique que Salvatore Calcagno lui avait façonné en amont, se sauvant toujours à travers les souvenirs morcelés d’une intimité perdue.
Du 28 novembre au 7 décembre 2024
À l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, dans le cadre de la saison Jeune Création de la Salle Christian-Bérard, en partenariat avec Prémisses.
Crédit photo : © Théâtre Varia. Vivien Ghiron