« Quartett » de Heiner Muller par Jacques Vincey, chef-d’œuvre

« Une pièce contemporaine »

Quartett est une pièce de théâtre écrite par Heiner Müller en 1980. Elle est une recension des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Selon la didascalie initiale, la pièce se déroule dans un salon d’avant la Révolution française puis dans un bunker d’après la Troisième Guerre mondiale. On le comprend : le propos de l’auteur s’intéresse à planter l’intrigue amoureuse dans l’actuel.  Il nous invite à traverser les conflits amoureux et leurs détails dans un espace-temps chaotique qui doit faire décrochage. La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont s’amusent à rejouer leur relation passionnelle et les intrigues érotiques qui ont conduit au sacrifice de Cécile Volanges et de la Présidente de Tourvel. Cependant, cette fois, ils s’affrontent dans des faces à faces qui auront lieu dans un ailleurs.  Heiner Muller accroît le décalage par une confusion maîtrisée des personnages ; et Merteuil se mettra à jouer Valmont, Valmont Mme de Tourvel puis Merteuil jouera Cécile de Volanges.

Jacques Vincey est un magicien

Le texte de Heiner Muller restitue la beauté littéraire du roman épistolaire d’origine. Il recompose la danse hypnotique du mensonge, de l’illusion, du désir et du pouvoir. Celles et ceux attachés à la construction érotique et équivoque des personnages de De Laclos, entre désir de vie et désir de mort, retrouveront leur plaisir.  Ils retrouveront aussi ce dispositif narratif de Laclos qui ne laisse jamais transparaître dans son roman épistolaire un quelconque point de vue.

Pour cette pièce à quatre personnages et pourtant à deux comédiens, Jacques Vincey a choisi deux virtuoses, deux immenses interprètes. Sur une scène transformée en arène, Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey se glissent dans les différents personnages d’un ballet kaléidoscopique.  Tandis qu’Hélène Alexandridis confirme son immense talent et cette épaisseur qu’elle sait offrir à chaque mouvement, à chaque mot, Stanislas Nordey renonce à son habitude de clamer son texte. Il est stupéfiant et fantastique. Pour respecter l’angle de Choderlos de Laclos repris par Heiner Muller, il joue pour et avec sa partenaire. Nous sommes ignorés de la joute verbale.

C’est épatant et si la pièce est un choc esthétique pour les yeux, elle s’embellit un peu plus encore d’un choc théâtral et littéraire asséné directement à nos âmes.

D’aucun sera bien incapable de comprendre comment la pièce nous perce. Il y a le décor irréel, voilages aveuglants enserrant un sol irrégulier, inquiété et inquiétant. Il y a un rythme resserré, une diction sans emphase. Il y a ces mouvements et circulations cabalistiques des comédiens. Il y a la radicale beauté des costumes. Il y a les intermèdes musicaux pénétrants d’Alexandre Meyer. Il y a, on le conçoit, le génie de Vincey qui finit de mitonner cette potion magique.

Plutôt que de s’épuiser à comprendre l’alchimie qui a façonné le chef-d’œuvre, écrivons simplement que le Quartett de Jacques Vincey est un enchantement qui marque définitivement l’année 2023 et l’histoire des Liaisons dangereuses.