À la Biennale de théâtre de Venise, le directeur du théâtre de Napoli s’attaque avec tendresse et humanité à l’éternelle figure de cet enfant pas comme les autres, mal dans son genre et sa différence, pour un spectacle merveilleux où seule la bêtise est un handicap.
Puisque nous sommes en Italie et que les figures bibliques sont omniprésentes, vous ne serez pas surpris que la pièce commence par l’image d’un homme accroché à une croix, poussant des petits cris. La croix n’est pas comme toutes celles qui jalonnent les nombreuses églises baroques de la ville : celle-là est une bibliothèque qui, quand une fée apparaît, fait jaillir des mots aussi beaux que « magie ». Le groupe se présente à nous deux par deux. Ils et elles forment une armée contre l’incompréhension. Tous et toutes souffrent de lourdes maladies : Asperger, syndrome de Down. Certain·e·s peuvent à peine marcher, d’autres tout juste parler. Tous et toutes ont besoin d’aidant·e·s dans leur vie de tous les jours. Alors, nous les rencontrons en duo : des mères et leur enfant, adulte pour l’essentiel. Mais il peut aussi y avoir un cousin ou un frère qui est là pour prendre soin. L’un dit : « Je suis ses bras et ses jambes. » L’une dit : « Tous les théâtres voudront de toi après t’avoir vu sur scène. » On comprend en quelques secondes la difficulté, pour ceux et celles qui sont plus « valides », d’être en soutien à ces personnes atteintes de pathologies invisibilisées dans l’espace public. Pour nous dire que le regard doit changer de bord, Davide Lodice habille les aidant·e·s en fées de contes pour enfants, alors que les aidé·e·s sont, elles et eux, vêtu·e·s d’habits de ville.
Le mythe de Pinocchio est souvent utilisé comme un archétype de l’acceptation d’une différence. On se souvient d’Alice Laloy qui, en 2021, inversait l’histoire en transformant des enfants bien vivants en pantins de bois, ou de The Making of Pinocchio de Rosana Cade & Ivor MacAskill, en 2024 à la MC93, faisant de Pinocchio un personnage trans qui veut être « un vrai garçon ». Être un vrai garçon, c’est aussi être un garçon comme les autres, si tant est qu’être comme les autres existe. Le ballet des corps se met en place dans une figure de ronde simple, efficace et très sensible. Imaginez cinq ou six fées, toutes droites sorties de la chambre de La Belle au bois dormant, tenant la main à leurs protégé·e·s. Plus tard, ils et elles dansent un slow sur une Gnossienne de Satie : simple, efficace et très sensible. À ce moment-là du spectacle, cela fait bien longtemps qu’on a oublié qu’ils et elles étaient handicapé·e·s ; on ne voit plus que des comédiens et des comédiennes racontant comment transformer leurs rêves en réalité. Ici, se lever et faire sept pas, par exemple, est un rêve qui devient réalité, avec un tout petit peu d’aide. La mise en scène tient en peu de choses : de belles lumières, de beaux gestes et quelques apparitions dignes d’autres contes. Il y a, par exemple, un bon nombre de lapins qui s’agitent au milieu d’eux et elles, pour discrètement accompagner un mot qui aurait du mal à sortir ou un mouvement un peu trop dur à réaliser.
Ce Pinocchio érige le carpe diem en mantra. Mais le présent ne peut être pleinement vécu qu’avec un espoir de lendemain : un lendemain avec des trottoirs plus larges, avec des écoles totalement inclusives, un lendemain qui place tous les humain·e·s à égalité. Écrit comme cela, on voit bien que le souhait est lointain, et pourquoi David Lodice a choisi de transformer ses personnages en figures de conte, et même de commedia dell’arte. Oui, il ose, encore une fois, remettre Arlequin et Colombine sur scène, car s’ils sont des personnages de théâtre, ils récupèrent le droit d’affirmer leur désir et de s’aimer librement, par exemple. On se souvient de Gulliver, le dernier voyage de Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, présenté à Avignon en 2021, où, comme ici, on comprenait que le vivre-ensemble était non seulement possible, mais nécessaire. Dans une ligne étrange, c’est à cela que sert un festival : il nous apparaît que nous sommes revenus de l’île aux pestiféré·e·s, où nous avait reclus·e·s Castellucci pendant quarante-cinq minutes d’une violence inouïe, pour ce moment de presque retour en enfance, où l’exigence de l’écriture se mêle à l’émotion. Ce Pinocchio est à la fois une fable et du théâtre documentaire, le matériel permettant au théâtre d’advenir étant la vie de cette troupe. Dans ce spectacle merveilleux, militant et politique, l’inclusion est évidente et urgente. La pièce nous ordonne de regarder au fond des yeux celles et ceux que nos sociétés mettent au ban, comme des malades de la peste en 1348. Il est temps d’entrer dans le XXIᵉ siècle, et David Lodice le fait en utilisant tous les ressorts du théâtre. Il crée des images fortes, des paroles sensibles, des séquences à l’humour fou qui permettent de sécher les larmes de tout le public. Comme l’écrivait René Char : « À force de nous voir, ils s’habitueront. » Alors, regardez-les, regardez-les encore.
La biennale de théâtre se tient à Venise jusqu’au 15 juin
Visuel : biennale