« Paradoxal » : une plongée étrange et inquiétante entre rêve et réalité

L’expérience scientifique 

Depuis qu’elle a entendu sa voisine de palier marcher sur ses talons aiguilles – sont-ils rouges ou les imagine-t-on automatiquement rouges ? –  à 3 heures du matin, Marylin souffre d’insomnie ; elle décide alors de participer à une expérience scientifique rassemblant différentes personnes situées sur le spectre des rêveurs lucides, expérience visant à déterminer si une osmose onirique serait possible. L’idée du professeur chargé de l’expérimentation est que les rêveurs peuvent se rencontrer (d’abord dans la « vraie » vie mais aussi en dormant) et influer sur les rêves les uns des autres. Mais d’ores et déjà, quelque chose cloche dans le processus, et le fantastique émerge à pas de loups ; comment Marylin a-t-elle pu se rendre à l’hôpital si elle est restée coincée la nuit précédente sur le seuil de sa porte, dont elle a oublié la clef ? S’agit-il d’une ellipse ou d’une invraisemblance fictionnelle ? Mais qu’à cela ne tienne ; avant que nous ayons pu approfondir nos questionnements, l’expérience est déjà lancée.

Tous les participants sont brillamment et comiquement incarnés par Marien Tillet ; le professeur impatient, à mi-chemin entre le psy attentif et le médecin autoritaire, l’adolescent révolté tenant à la fois du gamer et du manifestant chevronné, la caissière rêvant de jour comme de nuit de vacances sur des plages de sable fin, le taxidermiste chasseur à ses heures perdues… La galerie est stéréotypée, mais les rêves de ces personnages ainsi que leur rencontre inattendue les sauvent de la banalité du quotidien. Le suspense est alors à son comble ; vont-ils pouvoir réellement se rencontrer dans leurs rêves, et qu’adviendra-t-il alors ? 

La vie est un songe, ou l’inverse : brouillage des frontières

À quelle proposition artistique assistons-nous ? La question se pose plusieurs fois pendant la représentation. Parfois, le professeur-expert redevient le comédien et nous interpelle en tant que spectateurs ; on quitte alors l’inquiétante étrangeté de ces traversées oniriques pour se retrouver dans un one-man show drolatique. D’autres fois, soumission à l’autorité médicale oblige, nous voilà devenus choristes improvisés de chansonnettes pour enfants, destinées à faire sombrer les participants fictionnels dans les bras de Morphée… ou à endormir notre vigilance de spectateur, peut-être.

Nous avons surtout été happés par le travail sur la matière même du rêve ; le passage où il est question de la réserve aux animaux et de l’homme à tête de cerf est particulièrement réussi, grâce notamment à une écriture à la fois visuelle et décalée qui tient vraiment de celle des songes, mais aussi grâce à une création sonore et lumière époustouflantes (Samuel Poncet, Alban Guillemot, Simon Denis, Pierre-Alain Vernette) qui immergent complètement les spectateurs dans le rêve de ces personnages fictionnels. À mi-chemin, on ne sait déjà plus ce qui relève du vrai ou du faux, du fantasme du professeur, du fantasme des personnages, de qui est en train de rêver, et si c’est bel et bien un rêve ; mais qu’importe au fond, si l’on se laisse un tant soit peu porter par l’ambiance et ce que ce brouillage entre fiction et réalité dit de notre rapport à la vie et aux autres. On ne vous dira rien du plot twist final, qui rebat les cartes et donne certaines clefs de compréhension, en envisageant notamment l’espace du rêve comme le lieu du retour du refoulé.