Le monument de Peter Handke faisait escale sur sa route du succès ce week-end au Centre Pompidou. Cette adaptation, en accord avec l’auteur du chef-d’œuvre de 1981, devient, dans la mise en scène de Sébastien Kheroufi, une urgence aussi intense que libératrice.
Ce célèbre poème théâtral a fait date à chaque fois qu’il a été monté. Par Claude Régy, par Stanislas Nordey. Et nul doute que le nom de Sébastien Kheroufi va désormais rejoindre ce club. On peut résumer Par les villages comme étant une embrouille familiale. À la mort de leurs parents, deux frères et une sœur doivent décider de l’avenir de la maison. L’un d’eux, Gregor (Lyes Salem) est parti vivre loin du « village ». Hans (Amine Adjina) et Sophie (Hayet Darwich) sont restés. Quand Gregor revient au pays natal, le frère et la sœur décident de cumuler, à son égard, tous les reproches possibles envers celui qui est parti de la part de celles et ceux qui sont restés. Par les villages est surtout une allégorie universelle des liens de domination du centre sur la périphérie. Ce poème dramatique est une succession de monologues, tous d’une durée d’au moins vingt minutes. Le tout forme une espèce d’oratorio pour voix, musiques et images. L’ensemble est dense puisqu’il dure trois heures vingt sans entracte, et pourtant, il se dévore comme cette double traversée de la ville vers le village et du village vers l’avenir.
La mise en scène nous met en situation d’exil, car la pièce commence brillamment et avec beaucoup d’intelligence en dehors du plateau, dans le hall. Dans celui, immense, du Centre Pompidou où flottent comme des étendards les photos d’identité de femmes et d’hommes, d’inconnu.e.s, le public ère au son des voix puissantes de Lyes Salem et Cassey. Nous les cherchons, les apercevons, les perdons de vue. Elle le guide, lui qui est le paria, celui qui a coupé les ponts avec ses racines pour choisir un avenir plus serein, moins « barbare ». Comment lui en vouloir ? Et puis nous entrons, et nous découvrons un baraquement, un lieu de vie précaire où les lits s’entassent sans intimité. La pièce se déroule visiblement en 1983, à croire la bande-son qui fait résonner le générique des Mystérieuses Cité d’or et « Idées noires » de Bernard Lavilliers et Nicoletta. Mais tout de suite, Khéroufi décale grâce à ses mots mêlés à ceux de Handke. Ce lieu-là, c’est une banlieue, un lieu où la colère gronde, on est plus dans Les Misérables de Ladj Ly que dans le vrai village des années 1960 du texte d’origine. Ce peuple, qui grandit sous nos yeux, en a marre d’être anonyme, seulement bon à constituer du bétail qui meurt en masse sur les chantiers dans l’indifférence totale. Cela impose de hurler dans le mégaphone pour se faire entendre. Que peut répondre à cette rage l’exilé volontaire, qui a même du mal à retrouver sa langue maternelle ?
Dans un respect total de la structure très stricte de la pièce, la troupe, qui mêle comédien.es et amateurices (les habitant.e.s d’Ivry-sur-Seine), met de la fiction dans les mots, le sens devient abstrait alors que tout est en réalité intelligible. Par les villages est une montée chromatique, un prêche dont l’issue, le dernier monologue, celui porté par Nova (Casey), une figure de prêtresse, donne le sens à chaque phrase prononcée pendant les trois heures précédentes. Telles celles de la vieille femme (Anne Alvaro) qui pointe que le monde est en mouvement permanent. Et au fur et à mesure, on comprend bien que l’appartenance au « village » qui signifie le lieu de sa naissance, celui auquel on appartient toujours, se fait par la langue. Dans une Babel magnifique d’aujourd’hui, on entend l’arabe, le créole, le français. Cette version tient du chef-d’œuvre, elle est parfaite de bout en bout, du retour incarné par le public au début jusqu’à l’iconique dernier monologue de Nova, ici délivré comme jamais dans une lecture habitée qui semble hurler : choisis la vie quoi qu’elle fasse, regarde devant, ne te retourne pas, prends ce qui t’arrive comme un cadeau, en résumé : « Passe par les villages, je te suis. »
Pour le moment, la pièce ne se donne que le 27 février en Île-de-France à L’Azimut – Théâtre La Piscine, Châtenay -Malabry.
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage