Au Théâtre de la Reine Blanche, du 21 novembre au 19 décembre 2025, Ambre Matton (Compagnie La Tronçonneuse) fait mine de s’attaquer au sujet délicat des relations mère – fille, avec un humour salvateur mais également avec un recul critique appréciable. Cela s’appelle Mère, c’est une pièce de théâtre féministe et hilarante, mais c’est aussi, au final, une œuvre politique qui dissèque l’économie des sentiments et des foyers.
« Qu’est-ce qu’il y a, tu vas encore crever, la mère ? » : dès la première réplique, le ton est posé, incisif, sans concessions, avec une qualité de réalisme subtilement équilibrée avec des excès qui font violemment basculer les répliques de l’ordinaire au quasi mystique en un instant. On nous explique – dans une mise au point face public toute brechtienne – qu’est représenté sur scène un « stage » d’un genre un peu particulier, et que celle qui a proféré cette première réplique, plus pas mal d’autres non moins savoureuses, en est une participante. Une thérapie de groupe pour soigner les relations mère-fille, dirigée par une coache borderline secondée par une assistante jamais à court de zèle (souvent déplacé). Ce postulat de départ, à mi-chemin entre l’absurde et le crédible, sert de révélateur : on sonde les névroses des quatre participantes qui dessinent une typologie des façons dont la relation à la mère peut dysfonctionner chez de jeunes adultes.
Mais si l’on pense que Mère prend là le chemin d’une psychologisation desdites relations, on se trompe. Car le spectacle amène graduellement la question du travail domestique, puis de la dette due à la mère, au final de l’argent. Que penser de la dette affective, du coût du soin (pour ne pas utiliser l’horrible anglicisme de care), du prix de ce travail invisible et gratuit fourni par les femmes depuis très longtemps dans nos sociétés, travail autant matériel qu’affectif ? Ambre Matton, à l’écriture et à la mise en scène – elle est aussi au plateau – ne s’embarrasse pas de précautions pour poser les questions qui l’intéressent ni pour dynamiter les images construites autour de cette figure maternelle, qu’il s’agisse de la passionara sacrificielle ou au contraire de la manipulatrice diabolique. Elle orchestre un règlement de comptes, moins avec la mère finalement qu’avec le père qui s’acharne à ne toujours pas voir où est le problème, voire avec la société toute entière. On commence par la mention d’un chéquier, on finit sur l’idée de renverser le capitalisme patriarcal, rien que ça. Sans doute qu’il s’agit de féminisme marxiste ; en tout cas, c’est roboratif.
Mère est une proposition d’autant plus jouissive que l’énergie au plateau est celle, brute et vivifiante, d’une jeunesse qui a des choses à dire, qui entend être entendue, et qui n’a pas le temps d’attendre d’avoir trente ans pour qu’on lui prête attention. Il y a là une urgence de dire qui insuffle une vraie fougue à toute la pièce. La distribution, faite de six comédiennes, porte le texte avec ferveur, naviguant entre un grotesque assumé de farce pas si grossière, et des instants de vérité crue qui déboulent sans prévenir et vous cueillent comme un coup de poing dans le ventre. La performance chorale comme solo de Camille Arrivé, Carla Gauzès, Ambre Matton, Rosa Pradinas, Raphaëlle Simon et Mathilde Wind est vraiment admirable. Elles n’hésitent pas à s’engager à fond, jusqu’à laisser parler le corps quand les mots ne suffisent plus. Il y a des moments de transe, il y a des moments de danse. C’est intense et l’intime, catapulté avec force dans le sociétal, le fait voler en éclats – à moins que ce ne soit l’inverse.
Le plateau est presque nu, comme pour mieux respecter la sacralité de la parole. Six chaises, un habillage lumineux bien pensé qui permet de serrer sur les individualités au bon moment ou au contraire de révéler le groupe entier, c’est tout ce qu’il faut à ce théâtre qui montre qu’il se passe très bien d’artifices. On regrette un peu le son enregistré qui marque le passage des jours, qui détonne avec le reste de la proposition. Parfois, la pièce force peut-être un peu sur le pathos, comme pour aller chercher une empathie qui de toute façon est déjà acquise. Face à cette proposition complexe, qui ne prend pas le·la spectateur·rice par la main et ne lui enfourne pas du prêt-à-penser bien ficelé dans les oreilles, on a juste besoin de l’humour, cheval de Troie qui aide à faire passer la critique acerbe comme la charge émotionnelle, et du recours au mythe, qu’Ambre Matton invite avec beaucoup de justesse – et une dose d’irrévérence créative – pour suggérer jusqu’où la psyché collective est prise dans les rets de vieilles représentations dont elle n’arrive pas à se défaire – si tant est qu’elle essaie vraiment.
On ressort de la représentation de Mère un peu secoué·e, mais vivifié·e. C’est du beau théâtre, engagé, sincère, entier et vibrant. Il parvient à trouver un équilibre précaire entre le rire et le pathos, entre le léger et le sérieux. C’est précieux.
Le spectacle est actuellement visible à Paris au Théâtre de la Reine Blanche (Paris 18e), du 21 novembre au 19 décembre 2025.
Visuel © Marion Stalens