Le première pièce de Léna Bokobza-Brunet remporte un pari audacieux : mêler cabaret et critique de la culture du viol. Elle relève le défi avec brio en parvenant, en un même spectacle, à créer un moment qui mêle l’enjouement du premier et la violence de la seconde. Le tout fait de Médusée un véritable coup de poing qui pulvérise des millénaires de patriarcat.
Ainsi commence la tirade de Méduse. Un paradoxe, n’est-ce pas ? Parce que, si l’on connaît quelque chose de ce personnage, c’est bien sa chevelure de serpents, qui « qui sifflent sur [sa] tête », à l’égal de celle du Pyrrhus de Racine. Pourtant, Ovide est formel : la Gorgone avait initialement une magnifique chevelure d’or. Celle-ci ne fut changée que par un sortilège lancé par Athéna, qui punit ainsi la jeune fille d’avoir été violée par Poséidon dans le temple qui lui était dédié. Ou comment, dès l’Antiquité, les femmes sont rendues responsables des viols qu’elles subissent.
La suite est connue : son regard pétrifie et ce n’est qu’en utilisant la surface miroitante de son écu que Persée parviendra à décapiter la jeune femme. C’est toutefois la première partie du mythe qui intéresse Léna Bokobza-Brunet. Inspirée par la pièce de Béatrice Bienville La Véritable Histoire de la Gorgone Méduse, elle a à cœur de décentrer le regard, jusqu’alors restreint à celui des hommes qui ont croisé les yeux de Méduse. Elle livre ainsi à son public la version qu’aurait pu en donner la principale intéressée.
À travers ce personnage, l’autrice et metteuse en scène se lance dans une critique acerbe de la culture du viol et l’inversion systématique de la culpabilité. On connaît la chanson : est- ce vraiment bien un viol ? N’a-t-elle pas un peu « chauffé » son agresseur ?
Utiliser une figure mythologique à des fins féministes, quoi de plus banal aujourd’hui ? La bonne idée de Léna Bokobza-Brunet est de mêler allusions au personnage légendaire et expériences personnelles, le sérieux des témoignages et l’esthétique kitsch du cabaret drag.
Son texte mêle autofiction et détours par l’histoire de la plus célèbre des Gorgones. Une autofiction passant par l’adolescence difficile d’une jeune fille mal dans sa peau, biberonnée aux comédies musicales et aux chansons populaires. Les Demoiselles de Rochefort, Titanic, Twilight… Les références cinématographiques faisant de l’amour la quête éternelle des jeunes femmes sont égrainées au son de musiques qui ont bercé la jeunesse de chacune : Dalida, Juliette Armanet… Les chansons entonnées donnent à la rage de la jeune femme, qui énumère les viols et agressions dont elle fut victime, une véritable force. Elles unissent également le public dans cette révolte contre la mise à disposition du corps des femmes.
La musique est donc au cœur de la proposition artistique. Elle permet au spectacle d’éviter le pathos et de transformer les confidences en cris de rage. Léna Bokobza-Brunet est accompagnée de Pauline Chagne et Léa Moreau, également musiciennes, qui chantent et jouent de la harpe à vue, assumant ainsi la dimension cabarettique de la soirée. Et cette dimension est elle-même une revendication : le droit de faire du bruit, de se relever et de hurler sa douleur. Les paillettes n’enlèvent rien à l’horreur ; elles lui donnent simplement du lustre.
Car la musique ne serait rien sans une scénographie soignée. Les ongles démesurément longs de Léna Bokobza-Brunet et ses robes de plus en plus échancrées illuminent un décor où le strass clame le droit à la joie. En fond de scène, une grotte, qui rappelle le mythe de Méduse, passe du rose au vert, puis au bleu grâce à la très belle création lumière de Jérôme Baudouin. Cette dernière accompagne les métamorphoses du personnage et joue des contrastes pour créer un espace mouvant et rassurant. Cette pièce en forme de réparation collective assume sa singularité et montre que l’on peut faire œuvre des traumas collectifs sans renoncer ni au soin, ni à la spectacularité.
Médusée, de Léna Bokobza-Brunet. Au Théâtre ouvert jusqu’au 18 décembre.
Visuel : © Solotiana Manakory