De septembre 2014 à décembre 2017, le metteur en scène Joël Pommerat a mené des ateliers de création théâtrale avec un groupe de détenus au sein de la maison centrale d’Arles. Au fil du temps, est née l’envie d’adapter Marius, ce monument de la culture méridionale, une envie qui se déploie depuis sur les scènes, jusqu’à celle ces jours-ci de la MC93, pour faire entendre encore et encore le désir, la passion, le gout du large et quelques regrets qui nous « fendent le cœur » version 2024.
Nous voici dans LA boulangerie la plus célèbre du cinéma français. Si vous n’avez pas la référence, je vous propose un voyage dans le temps, via planète Marseille, en 1931. Marius sort sur les écrans, c’est l’adaptation d’une pièce de théâtre qui s’est donnée à Paris (si, si !) en 1929. C’est surtout le premier volet de la trilogie marseillaise : Marius donc, Fanny et César.
Marius est donc le fils de César qui tient le cultissime Bar de la Marine. Aujourd’hui, le bar n’est plus au centre-ville. Il a quitté le Vieux-Port et est situé, on le sent bien aux abords, dans une zone plutôt industrielle ou un centre commercial. Le décor est totalement littéral. Nous avons une boulangerie bien achalandée, il y a des pains, des sandwichs, des viennoiseries et surtout, bien sûr, un bar. En 2024, le café a remplacé le pastis, et les joggings, les costumes trois-pièces. Un frigo publicitaire est rempli des boissons accompagnant les formules. Les tables ne sont plus en bois, mais en contreplaqué coloré.
La pièce est un huis clos bien fermé. Cela est à noter, car les scénographies de Pommerat furent souvent des espaces vides que seules les alternances entre la lumière et le noir sculptaient. On le sait, Joël Pommerat est un magicien qui fait apparaître et disparaître des décors et des ambiances dans le plus grand secret. Mais depuis Au Monde et Les Marchands… il ne nous plonge plus en permanence dans l’obscurité la plus totale. Néanmoins, le spectacle commence par un vrai noir comme les théâtres n’en font plus. Un temps de transition, car il est nécessaire de passer de la réalité à la fiction, pour que la fiction, c’est-à-dire le conte, soit entendue et crue.
L’histoire est aussi simple qu’elle est profonde. Derrière le comptoir de son père, Marius (Michel Galera) s’ennuie et rêve de partir loin de cette ville. Dans le bar, les habitué·e·s défilent. Il y a le vieux Panisse (Bernard Traversa), heureux d’être enfin divorcé et libre, César (Jean Ruimi), le père confiant en la retraite qui approche, Escartefigue (Ange Melenyk), le fada (Damien Baudry), le Lyonnais-douanier (Ludovic Velon), le vrai loubard (Redwane Rajel) et puis, il y a elle, la seule, l’unique, la seule femme tout court au plateau, la jeune et belle Fanny (Élise Douyère) qui aime Marius comme une dératée.
La pièce est une plongée dans la langue de Pagnol, intacte. Les mots fleurissent. Ici, on craint «degun», on «s’embouquane», on exagère pour « toute la vie » au moins, et « purée », c’est bien. Les phrases commencent par des « Putain » qui laissent traîner le « ain » et finissent par des « ça va » qui sont des points de suspension.
Pour cette troupe qui compte des ex-détenus, l’allégorie de la fuite et de l’évasion en cachette pourrait apparaître comme étant calquée sur leur vraie histoire. Il n’en est rien. Dans ce décor qui, on l’avait deviné, est une collaboration avec Caroline Guiela Nguyen, on joue avec les codes de la série télévisuelle. Nous sommes dans un geste populaire qui s’empare du plus populaire des récits. Du côté de Caroline Guiela Nguyen, les décors sont toujours des plateaux prêts à être filmés. Pommerat ne va pas jusque-là, il ne filme pas : il donne à entendre l’amour qui ne suffit pas à être libre.
Marius est plutôt une comédie. On y rit fort et beaucoup, puis plus du tout quand le piège se referme sur la pauvre Fanny, courtisée par Panisse « qui a l’âge d’être son grand-père ». Toujours dans son théâtre, Pommerat use et essore le kitsch pour le rendre tragique. La radio semble s’être figée dans les années 80, et même un peu avant. On entend Jeanne Mas hurler « Cette femme n’est plus à toi », puis Sheila rêver à l’Espace.
La troupe joue à merveille et nous emporte dans ce qui s’avère être un drame. La vérité des émotions et des sentiments, les hommes qui se cachent pour souffrir (« Je pleure pour le principe ») nous désarment avec leurs questions simples aux réponses complexes : « T’as aucun regret ? » « Tu l’aimes, cette petite ? »
Depuis ses premières représentations, notamment au Printemps des Comédiens à Montpellier, après sa création à La Coursive, à la Rochelle, le spectacle a trouvé son rythme et son identité. Il est aujourd’hui un pur théâtre qui n’a rien d’une restitution d’atelier en prison. C’est du spectacle libre qui, en 2024 comme en 1931, donne envie de dire à Marius : « Oh, Marius, oh Marius, ne la quitte pas, reviens, ne monte pas à bord de ce navire, ne fuis pas. »
À la MC93, jusqu’au 8 décembre 2024, puis à La Merise du 12 au 14 décembre et à La Ferme du Buisson, Scène nationale – cinéma – centre d’art contemporain les 18 et 19 décembre.
Avec le Festival d’Automne 2024 et le soutien de la Fondation d’Entreprise Hermès.
Visuel : © Agathe Pommerat