« Makbeth » ou l’inconfortable rencontre de l’atroce et du sublime

Le K de Makbeth et l’esthétisation de l’horreur

Les puristes de Macbeth sont prévenu⸱es, s’il y en a dans la salle : on sait que vous êtes là, et si vous venez pour une pièce de répertoire vous serez probablement déçu⸱es. Il serait plus juste à propos de ce spectacle de parler de spectacle autour de Macbeth : serrer sur le personnage principal, métamorphoser les autres rôles, exploser les repères temporels, en faire un conte  morale contemporain sur l’absurdité de la violence et la corruption du pouvoir. Ainsi la pièce s’ouvre-t-elle sur une longue scène de bataille, où les explosions, les casques et les fusils feraient plutôt penser au 20e siècle, si ce n’est qu’on ne peut évidemment s’empêcher de penser à l’Ukraine, au Proche-Orient, au Soudan… Makbeth est de tous les temps et de toutes les époques, le personnage est l’archétype du mâle ambitieux qui ne sait pas brider ses pulsions de domination et de destruction.

Pour mettre en scène cette fable empreinte de violence, Louis Arène cisèle une esthétique armée-trash, entre morceaux d’armures, treillis militaires, costumes rapiécés de mendiants, détournement prolo-chic de tentes Quechua. Bien entendu, les interprètes – toustes fantastiquement habité⸱es par un personnage qui serait un hybride du personnage d’origine et d’un clown bouffon en roue libre – portent des demi masques qui suggèrent un crâne déformé, à la limite de l’uncanny valley. Les costumes intègrent parfois des prothèses corporelles pour exagérer la monstruosité des silhouettes. Makbeth seul, ayant basculé dans la folie, s’en retrouve dépouillé, puisqu’il est alors littéralement, intégralement nu, et promène son corps athlétique sur scène dans ce simple appareil durant les deux derniers actes. On ne sait d’ailleurs pas toujours quoi en faire et qu’en penser, et cet éphèbe pendu par les pieds puis rendu à son royaume dévasté modestement vêtu d’un simple caleçon est une énigme qui se prolonge.

Clown vulgaire contre images sublimes

Dans ce Makbeth, un humour potache et une langue jouant sur la trivialité entrent en collision avec des actes monstrueux commis par des personnages grotesques à force d’être inhumains. La précision avec laquelle la bascule se fait entre les registres, une scène de violence totale – débauche d’hémoglobine à l’appui, dans une parodie de mauvais effet spécial – pouvant laisser place en un éclair à une plaisanterie grivoise qui arrache des éclats de rire à une partie des spectateurices. Le public voyage entre fascination et sidération, bousculé d’un état à l’autre sans ménagement, comme une manière de le mettre devant son statut de voyeur. Dans ce registre, le personnage du Roi Duncan, difforme, vulgaire, et prêt à déchaîner la violence à tout instant, est particulièrement réussi. Des êtres, des murs suinte un liquide noir et visqueux, métaphore du mal, sous ses formes les plus humaines et les plus ordinaires : violence, paranoïa, jalousie, manque d’empathie.

Makbeth est un spectacle truffé d’images précisément ciselées et d’idées enthousiasmantes – on peut citer sans ordre et sans exhaustivité le peloton de soldats surgissant de l’obscurité du fond de scène, le technicien plateau assassiné, la boum royale sur You’re my kind d’INXS, les mains noires des sorcières grouillant sur le corps nu de Makbeth, le cadavre pétomane, parmi tant d’autres. La retraduction/réécriture de la pièce avec Lucas Samain, la conception qui associe Lionel Lingelser, criblent le texte de références métatextuelles et d’appels aux cultures les plus savantes comme les plus pop – on entend des vers de Verlaine, une réplique d’Hamlet, entre autre – comme autant de clins d’oeil aux spectateurices avisé⸱es, mais sans exclure pour autant celleux qui n’auraient pas tous les codes. Les emprunts et allusions à la culture gay sont légion – Lady Makbeth est un personnage fascinant au genre indéfini, le prince Malcolm a une liaison homosexuelle torride, etc. 

La contemporanéité… mais pas jusqu’au bout

Tout est brillamment mené, le mélange du sublime et de l’atroce bien dosé. Quelques effets laissent néanmoins interdit⸱e : on ne comprend pas, par exemple, l’apport dramaturgique ou esthétique de l’utilisation des lasers, et la débauche d’effets de fumée peut lasser. Mais impossible de nier qu’on a affaire à une composition visuelle de premier ordre, soutenue par une distribution qui qui maîtrise parfaitement le bouffon cruel. Le Munstrum creuse son esthétique singulière, sa façon très originale de faire théâtre avec des éléments de clown. Shakespeare en ressort démantelé, mais peut-être magnifié par le contraste – et un soin particulier a manifestement été apporté à ce que toutes les répliques cultes et les monologues incontournables soient tout de même servis aux spectateurices avides de les entendre.

A la fin du spectacle, néanmoins, on ressent comme un regret sur le fond. Quitte à réécrire le mythe, d’abord, on aurait pu ne pas se contenter d’une interprétation gender fuck où les rôles sont tenus par des interprètes ayant une identité de genre opposée à celle du personnage : pourquoi n’avoir pas réhabilité quelque peu les personnages féminins, caricaturaux et sans éclat ? Et surtout, on sort de Makbeth sans être fondamentalement mieux outillé⸱e pour comprendre comment une société bascule dans un despotisme sanguinaire – la magie noire et la folie ne sont pas des explications politiquement opérantes – ou comment elle peut s’en remettre. Le rire est là, la catharsis fonctionne à plein, mais il n’est pas certain qu’on trouve là une clé pour comprendre quelque chose du monde dans lequel nous vivons – là où Zypher Z, par exemple, en disait beaucoup plus long sur le monde que nous habitons.

Makbeth reste un spectacle séduisant par bien des aspects, qui mérite amplement d’être vu, par les fans du Munstrum autant que par les personnes qui découvriraient là leur travail.