C’est l’histoire d’un cavalier qui rêvait au roi, qui n’a jamais su pourtant marcher qu’en diagonale. C’est l’histoire de deux mondes qui ne se peuvent regarder fixement, le monde des morts et celui des vivants. Dans une mise en scène ou cohabitent René Char, Chrétien de Troyes, Nekfeu et la techno, suivez l’ombre de l’épée, l’ombre du destrier et l’ombre de l’amour qui louvoient dans un nom, suivez jusqu’aux tréfonds la catabase de Jean-Pierre, cinquantenaire boiteux à l’armure étincelante.
Après Les Dimanches de Monsieur Dézert et Ainsi la bagarre, Lionel Dray, accompagné pour Madame l’Aventure par Clémence Jeanguillaume sur les planches, signe une pièce dont le spectaculaire ne scarifie en rien la profondeur. Avant même les premiers mots, un ensemble hétéroclite et coloré stationne sur l’échiquier ; entre autres une voiture en petites cuillères, un abat-jour d’un mètre cinquante jaune criard et quatre lampadaires aigres, une dame rocambolesque de laquelle émane une étrange liturgie. Jean-Pierre, béquille dans la main gauche et Rowenta dans la droite gueule et embrasse outrageusement la femme qu’il a sûrement arrachée à l’ennui de l’existence, sans plus. Quelque chose manque. Oui, quelque chose cloche, où est l’accompli, la gloire, où est la légende qui consacrerait notre héros ? Bien qu’il se couvre de blessures de glaise blanche, qu’il s’ébroue dans les pigments, qu’il saigne d’un sang de craie rose, même en enflammant littéralement la scène Jean-Pierre n’y croit pas. Pas plus que sa voisine qui questionne sérieusement sa sanité par l’embrasure de la porte. Mais lorsque tout semble perdu pour le pathétique fringant, il arrache de la poussière le gant rutilant des grands mythifiés ; fort d’une main capable désormais d’accomplir, il est blessé à mort par la voix de Madame l’Aventure. Elle le guidera au long d’un lent râle à la conquête d’un graal illusoire, inscrit dans les entrailles du monde qui se délite autour de lui ; au faîte des voies son simple nom, enluminé d’immortalité.
La pièce se joue pendant ses quelques 70 minutes de durée sur les grands traits du genre épique médiéval ; l’accomplissement, la quête de soi et bien sûr la péripétie. La grande force de la pièce réside dans l’ajout subtil d’une gamme d’arômes à cette recette de grand-mère, en empruntant à la poésie ses images, à la tragédie ses actes et son atmosphère, à la comédie un humour rentre-dedans. La figure centrale, qu’on hume derrière les lampadaires et dans l’ombre du héros, est celle d’un Don Quichotte qui aurait rencontré le Bergman du Septième Sceau. Mu par sa folie et son désir dévorant de vivre le roman de sa propre existence, replongeant muni de son regard si particulier dans les terreurs et les grâces d’une enfance qui ne l’aurait jamais quitté, il doit s’accomplir dans une course contre-la-montre, laquelle pend au poignet d’une mort maquillée en adjuvant pour l’occasion. Ces enjeux se rejoignent finalement autour d’une appréhension très fine de la langue, de trouvailles qui rétablissent les mots dans une certaine majesté. Le grandiose constitue d’ailleurs une part prépondérante dans cette aventure ; les costumes sont excessivement voyants, cuir noir ou fer poli, crânes proéminents en plastique mou. Les corps ainsi reprisés et réhaussés par des couleurs dans lesquels ils se baignent s’élèvent au statut d’allégories, prennent les dimensions qu’on est en droit d’attendre d’eux au su du récit que notre regard génère et légitimise. Ils chantent, tombent et saignent, marchent au hasard longtemps. Ils prennent en cheminant la forme d’êtres fantasmagoriques et inquiétants, Jean-Pierre finissant même par devenir son propre cheval à force de se couler sur son dos…
La quête des acteurs et ce spectacle (qu’on aurait tout lieu d’appeler performance tant il est mouvementé et imprévisible) s’appuient sur un dialogue important avec la matière pour suppléer à leur essence métalittéraire et surplombante ; l’inspiration symboliste se fait clairement ressentir dans de nombreuses scènes où la peau s’englue et se couvre de poudres ou de poisseuse pâte en chaux. On ne plante les roses que parce qu’elles sont des couteaux, l’expression« ramasser à la petite cuillère» devient tout à coup déluge de ces dernières dans la traîne d’un Jean-Pierre exténué. Toute blessure s’incarne, chaque pas vers le monde des morts s’accomplit dans l’espace. L’esthétique visuelle s’y brouille, mais dans ce cortège d’ombres et de couleurs qui se confondent, c’est bel et bien l’audience qui trace sa propre part dans la grande histoire. C’est aux gradins plus qu’au chevalier que Madame l’Aventure s’adresse et c’est avec elle que nous rions, que nous pleurons l’abattage rituel, la méthodique agonie de Jean-Pierre, sa renaissance.
À l’image du spectacle, l’écriture et le montage sont entités indissociables dans lesquelles interviennent conjointement tous les éléments disparates participants in fine au bouquet final. Lionel Dray, interrogé quant au processus de création, distingue à la genèse un long travail de collection ; il s’agirait d’établir l’objet de l’œuvre et d’arrêter avant les premiers rassemblements un ensemble d’univers mitoyens ou éloignés qui, une fois mis bout à bout, constitueront un corps d’œuvre auquel pourront se greffer, attrapées en vol, les notes correspondantes et les éléments scéniques divers. Cet univers d’images jeté, tous les compteurs se règleraient et le corps prendrait forme au cours d’une période de quelques semaines où chaque partition se chercherait en rapport avec les autres et où sera éprouvée la résonance de leurs voix. L’harmonie établie, on peut rôder le spectacle. Pourtant la forme n’est jamais figée, et elle se prête aux changements parfois drastiques que l’équipe souhaiterait lui imposer. Dans le cas de Madame l’Aventure, la mise en scène s’est d’abord orientée vers l’histoire d’un couple créant un univers voué à s’écrouler sur lui au cours de la pièce. Plus tard, une succession de tableaux déclinant le thème de l’aventure seront expérimentés, avant de fixer récemment la trame de la pièce qui nous est présentée. Les traces de ces deux premiers essais sont encore assez présents dans le rendu final et participent de sa multiplicité interprétative. Lionel Dray estime ici travailler sans perdre de vue l’esthétique du fragment et la division explicite de l’intrigue qui dirige, pour cette pièce en tout cas, le corps de l’histoire. Il y aurait un point de départ, un point d’arrivée, la trame se déployant avec le temps et les essais à même le plateau.
De ce foisonnement à tous étages demeure un vaste ensemble de signes ; que vous ayez un regard forgé à l’exercice de leur déchiffrement ou un œil moins aguerri, mais désireux de s’emplir, ce spectacle est une expérience. Une expérience quelque peu hermétique, mais très complète, et très franchement inoubliable. Ne craignez pas de vous y perdre, laissez-vous tenter par l’aventure !
Vu au Théâtre de la Garonne à Toulouse et actuellemnt en tournée jusqu’au 7 décembre 2024 au TnBA – Bordeaux, puis, les 18 et 19 mars 2025 à Malraux Scène nationale Chambéry Savoie, les 24 et 25 avril 2025n au TANDEM Scène nationale de Douai/Arras et les 6 et 7 mai 2025 au Bois de l’Aune – Aix-en-Provence
Visuel : ©Jean-Louis Fernandez