Au sein d’un univers stratifié mêlant intelligemment des enjeux et des esthétiques divers, la compagnie de la Cape d’Argent, récompensée avec Pina en 2024, propose une narration épique et tragi-comique interprétée par des comédien·nes remarquables.
De drôles d’oiseaux caquètent sur scène ; un barde mi-intello mi-looser doit annoncer une grande nouvelle à deux gueux hilarants aux corps disloqués ; des cris de bébés très convaincants retentissent pendant qu’un Roi et une Reine s’écharpent. Le décor est planté, et c’est celui du Royaume des Deux Soleils, où va grandir la petite princesse Éléonore, cernée par l’absence de ses deux parents trop absorbés par leurs responsabilités royales pour daigner s’intéresser à leur fille. Malgré cette absence pesante, Éléonore pousse bon an mal an, entourée par l’affection de sa fidèle nourrice, telle une Juliette Capulet de temps indéfinissables. Tout est réussi dans cette première partie, et dans cette pièce plus largement ; d’abord l’écriture (par Alexandre Lucas Bécourt) à la fois drôle et originale de cet univers de fantasy médiévale, ensuite la juste incarnation de personnages divers, du plus grotesque au plus touchant (par les comédiens Thomas Ailhaud, Marie Communal, Julien Donnot, Margaux Germay et Léa Marcilloux) sans oublier la création lumière (par J-Y. Perruchon) qui permet notamment des transitions chronologiques inattendues et efficaces.
Éléonore défait ses couettes et se relève ; le temps est venu d’entrer à l’Académie, collège ou lycée pour créatures hybrides du royaume, topos bien connu des romans fantastiques. Pour la princesse, qui n’a ni frères ni sœurs ni parents suffisamment bons, c’est l’occasion en or pour se faire des ami·es. Au début, c’est la lune de miel ; Magdalena, ado dragon, est un peu perdue elle aussi. On croit alors au début d’une amitié sincère et salvatrice, qui permettrait à Eléonore de grandir sereinement ; mais Magdalena s’avère rapidement plus intéressée par les possessions d’Éléonore que par Éléonore elle-même. Se succèdent alors des scènes à la fois cocasses et tristes, où la jeune princesse subit un harcèlement scolaire grossier mais finalement assez réaliste. Et puis, c’est le drame – qu’on vous laisse découvrir – qui propulse Éléonore sur le trône. La pauvre jeune fille se métamorphose alors en une impératrice auto-proclamée, avide de vengeance et d’extension de territoires ; ici, le conte fantastique rejoint une forme de géopolitique basique, où il est question de loi du Talion et de conquêtes obsessionnelles pour prouver sa toute-puissance… ou pallier ses faiblesses. La transition existentielle d’Éléonore se fait par l’intermédiaire d’un monologue mémorable, où la métamorphose de la jeune princesse (incarnée par Marie Communal) atteint brusquement sa glaçante apogée.
Alors qu’elle est au sommet de sa puissance impériale, un événement inattendu projette Éléonore dans l’Entre-Terre, monde souterrain peuplé de taupes folâtres et sarcastiques, qui ont bien vite fait de faire comprendre à la jeune impératrice qu’elle n’est plus grand-chose dans ce bas monde, où les règles et les codes sont tout autres que dans le monde du dessus. L’impératrice trouvera-t-elle la voie de la rédemption ? C’est dans cette troisième partie que l’univers est à la fois le plus onirique et le plus déjanté. On peut y retrouver des réminiscences d’œuvres diverses, du Château dans le Ciel de Miyazaki au monde de Narnia en passant par High School Musical ; à vous d’envisager les associations libres que vous désirez et qui vous sembleront les plus adéquates, au gré des pérégrinations d’Éléonore dans les tunnels obscurs de l’Entre-Terre. Le tout ressemble assez, en définitive, à une nouvelle kafkaïenne sous champis (ou céréales…) hallucinogènes, le tragique final en moins, ou partiellement en moins. On ne vous dira pas ici ce qui arrive à Éléonore ; à vous de le découvrir, vous ne regretterez pas le voyage.
Du 5 au 26 juillet /relâche les 8, 15, 22 juillet / 17h30 / 1h10 / tout public à partir de 7 ans
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel : ©Laura Martin