Après Memories of Sarajevo et Dans les Ruines d’Athènes, les fondatrices du Birgit Ensemble Jade Herbulot et Julie Bertin nous proposent un nouvel exemple de théâtre documentaire à partir d’un ensemble de lettres mises au jour par Laurent Joly.
Les lettres du dernier espoir : sans doute pourrait-on nommer ainsi ces « suppliques » envoyées durant l’Occupation au Commissariat général aux questions juives. Il s’agit de faire valoir, pour sauver un proche ou sa propre peau, son appartenance ancienne à la nation française, ses décorations militaires comme une Croix de guerre ou tout autre singularité qui permettrait d’éviter l’arrestation ou « l’aryanisation » d’un commerce. Méticuleusement conservées par le CGQJ, ces missives vont bien sûr servir à tout autre chose : permettre à l’administration collaborationniste de compléter leur fichier de personnes « indésirables ». Ainsi, en espérant échapper à l’horreur, les rédacteurs et rédactrices de ces lettres rédigent leur propre acte de mort.
Les recherches de Laurent Joly – dont on connaît notamment La Falsification de l’histoire : Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs – ont d’abord donné naissance à un documentaire historique réalisé par Jérôme Prieur et diffusé sur France Télévision en 2022 (avec une dernière diffusion ce dimanche 3 décembre 2023). C’est au cours de ce premier travail d’adaptation, télévisuel celui-là, que Laurent Joly et le producteur Alexandre Hallier auraient perçu la dimension théâtrale de ces lettres. Le producteur aurait alors appelé Jade Herbulot et Julie Bertin pour leur proposer d’assurer ce travail de théâtralisation.
Les deux metteuses en scène choisissent alors six lettres : celles d’Édith Schleifer, de Gaston Lévy, de Renée Haguenauer, d’Alice Grunebaum, de Léon Kacenelenbogen et de Charlotte Lewin. Chacune de ces lettres dit l’incompréhension de leurs auteurs et autrices, qui demandent des nouvelles de leurs proches disparu.es – Renée Haguenauer ou les parents d’Alice Grunebaum – , ou une exception pour une vie exemplaire – ainsi de Gaston Lévy, homme de lettres et ancien combattant. Ces lettres touchantes se suffisent pour dire l’ignominie, mais aussi l’absurdité des lois antisémites.
Ces lettres se suffisent, et pourtant Jade Herbulot et Julie Bertin ont tenté d’imaginer le cadre de leur écriture. Elles créent des personnages, des décors et des costumes, bref, ce qui extrairait ces lettres de la simple archive pour en faire des ressorts dramaturgiques. Toutefois, cette décision ne fonctionne pas : en replaçant l’écriture de ces lettres dans leur contexte, réel ou inventé, les deux metteuses en scène en font des objets quotidiens, presque triviaux.
De même, le choix de faire revêtir aux comédiens et comédiennes des costumes d’époque fait davantage signe vers le téléfilm que vers la théâtralité. D’autres éléments de mise en scène, comme les fumigènes qui closent chaque tableau et annoncent la fin tragique des auteurs et autrices, participent d’une symbolique facile et attendue, qui anesthésie tout sentiment. Ces lettres, si éloquentes, n’avaient nul besoin de cet habillage. Il est dommage de ne pas leur avoir simplement laissé la parole.
Les Suppliques, Julie Bertin et Jade Herbulot / Le Birgit Ensemble – Théâtre Gérard Philipe – Du 1er au 17 décembre 2023.
Visuel © Simon Gosselin