Le roi du trouble revient à son meilleur dans le tout beau, tout neuf Théâtre Nanterre-Amandiers. Il y transcende l’espace dans une ligne de fuite hors d’une réalité trop lourde.
La signature des scénographies de Pommerat, ce sont des espaces vides que seules les alternances entre la lumière et le noir sculptent. Joël Pommerat est un magicien qui fait apparaître et disparaître des décors et des ambiances dans le plus grand secret. Mais depuis Au monde et Les Marchands, il avait un peu perdu l’habitude de nous placer dans l’obscurité la plus totale. Nous sommes donc ravi·e·s de retrouver le maître à l’œuvre dans une version 2025 de sa méthode. Si l’écriture de la lumière reste confiée à Éric Soyer, il va plus loin en conviant la vidéo dans toutes ses possibilités via l’œil précis de Renaud Rubiano.
Si l’on vous raconte tout ça avant de vous parler de l’histoire, c’est que l’histoire importe peu : elle est troublante, lacunaire, étrange. Ce qui compte, c’est la sensation d’être entraîné dans un univers qui nous dépasse tellement qu’il est plus confortable de penser que l’extraordinaire est normal. Et c’est ça que raconte Les petites filles modernes (titre provisoire).
La première image est une ligne de fuite qui, dans sa pointe, nous montre deux personnages : on le saura vite, il s’agit de Jade et Marjorie. Quand le théâtre, au sens humain du terme, arrive, on découvre Coraline Kerléo et Marie Malaquias : elles sont Jade et Marjorie. Pour le moment, Marjorie harcèle Jade de manière extrêmement violente. Une voix, celle d’un proviseur, dit : « on a franchi toutes les limites ». Les voix sont nombreuses, ce sont les parents que l’on ne voit jamais.
Ce que l’on voit ? En voilà une question centrale chez Pommerat. On voit le doute. On voit du flou. Marjorie menace Jade de mort, Jade est terrorisée. Alors Jade rêve fort et longtemps d’une gamine enfermée un million d’années dans une boîte, et que son amoureux (Éric Feldman) cherche à libérer. Mais voilà : dans ce conte, lui, il vieillit, alors qu’elle reste figée dans son âge, immortelle.
Vrai ou faux, les relations entre les deux jeunes collégiennes s’améliorent. Elles deviennent amies ou amoureuses, elles se lient au-delà de toute rationalité. La mise en scène alterne entre la chambre de Jade et le conte de la jeune fille enfermée. À son meilleur, Pommerat écorche nos yeux qui cherchent à comprendre et transforme l’espace en quinze secondes (ce n’est pas une expression), sans bruit et sans lumière.
Comme dans Contes et Légendes en 2019, il rappelle que l’adolescence au XXIᵉ siècle est une autre histoire de la violence. « Je m’en fous que ça finisse mal », entend-on dans cette pièce faite de flashs, où une scène en efface une autre selon ce procédé rituel si particulier.
Dans ce monde affreux, les adultes sont plus paumés que jamais face à leurs ados, au point de ne même pas les voir tomber au fond d’un trou pourtant scellé d’une interdiction : « ne pas ouvrir ». Pommerat ouvre, au contraire, les tourments et les désirs. « Ma tronche, elle déborde de lui, ça fait presque mal », dit à un moment Marjorie en parlant de Shawn Mendes. Et, comme toujours, une chanson kitsch vient calmer toutes les peines, à moins que ce ne soit un énorme ours en peluche qui vienne les consoler.
Un grand Pommerat donc, qui se met à hauteur du maelström émotionnel de l’adolescence.
Jusqu’au 24 janvier au Théâtre Nanterre Amandiers, dans le cadre du Festival d’Automne
Visuel : @Agathe Pommerat