Retour aux sources
Jean Genet écrit Les Paravents en 1961. La pièce sera représentée pour la première fois le 16 avril 1966 au théâtre de l’Odéon dans une mise en scène que l’on doit à Roger Blin.
Une famille traverse ce qui ressemble sans le dire à la guerre d’Algérie. Une famille de parias. Une mère, son fils et la bru «la plus laide du pays d’à côté et de tous les pays d’alentour» errent de larcins minables en sublimes traîtrises, tandis qu’autour la révolution gronde. Colons et colonisés, civils et militaires, magistrats et prostituées : quelque cent dix personnages défilent en seize tableaux.
Quatre ans après la fin de la guerre d’Algérie, la pièce fit scandale ; différents mouvements de droite la reçoivent comme une atteinte à l’image virile de la France coloniale. Les esprits, depuis, se sont apaisés. La scène des pets, la bonne odeur de France, qui révoltait les jeunes militants nationalistes et ultranationalistes, a perdu de son aspect antimilitariste et transgressif. Le scandale n’est plus. Reste l’essentiel.
Oraison funèbre
Le texte, dans cette version amputée de près de la moitié, procède plus d’une oraison funèbre que de la question de la décolonisation. Il s’intéresse au travail de deuil en milieu hostile, décadent et déclassé. L’auteur prétendait déjà que la pièce n’était pas sur la guerre d’Algérie, mais qu’elle se voulait une médiation sur la guerre d’Algérie. Jean Genet y rumine naturellement les fantasmes d’extrême gauche autour des damnés de la terre, cependant que (comme pour sa célèbre pièce « les Bonnes ») les exclus n’ont pas le cœur innocent. Le discours politique a beaucoup perdu. Il séduit moins, comme il savait le faire à l’époque de Blin, le monde littéraire de la rive gauche.
Nauzyciel a ce premier génie d’expurger le discours politique simpliste de celui qui écrit ses premiers textes en prison, qui imagina un Hitler érotiquement homosexuel, qui écrira qu’Israël est un bleu, une ecchymose (Sartre le qualifia d’antisémite). Toutefois, le metteur en scène ne contourne pas le devoir de mémoire ; il y concède dans un intermède vidéo en début de deuxième acte. Les enjeux ont vieilli? Tant mieux, car s’ouvre à nous l’occasion de re-découvrir la plume sombre et majestueuse de Genet. Et l’univers fabuleux de l’écrivain paria.
Mise en scène éblouissante d’Arthur Nauzyciel
Le texte est un incendie d’égoïsme, d’égocentrisme, de vanité et de narcissisme. De déchéance aussi. Rarement un texte fut aussi vivant. Chaque mot, chaque objet vit alors qu’il n’expose qu’une seule chose vraiment : la petitesse de l’homme devant la mort. Les paravents manipulés à vue à la création de la pièce figuraient les différents lieux. Ils sont remplacés ici par un grand escalier où s’entremêlent les destins croisés d’hommes et de femmes arabes, de familles de colons français, de prostituées, d’officiers, de légionnaires, d’un peuple des morts revenus parmi les vivants. Cet escalier se métamorphosant au gré de la création lumière (splendide) est un lieu de passage, un non-lieu. L’univers de Genet peuplé de zombis émerge devant nous.
Ainsi, Arthur Nauzyciel ajoute un chef-d’œuvre au chef-d’œuvre de Jean Genet. Il signe une rêverie opératique sombre et somptueuse de quatre heures autour des thèmes favori de l’auteur décadent : la déréliction et la mort.
La mise en scène éblouit. Nous sommes subjugués par cette fresque tragique, cette farce grotesque autour des combats perdus, puanteur comprise, contre la mort. Le chef-d’œuvre de Genet est magnifié.
Et les comédiens sont chacun.e irréalistes, irréel.les, fantasmatiques, inoubliables. Citons entre autres, mais chacun.e mérite des applaudissements nourris, Xavier Gallais, Marie Sophie Ferdane ou encore Hinda Abdelaoui qui reprend le rôle tenu par Maria Casares à la création. Ils participent à une grandiose chorégraphie imaginée par Nauzyciel pour rendre compte des limbes littéraires de Genet.
Aprés Blin, Nauzyciel marque l’histoire de l’œuvre. Il lui pourvoit une puissance inégalée qui nous fascine et qui nous refuse toute interprétation pertinente, toute sage analyse, car il colonise nos cœurs.