La compagnie Animale Architecte propose une immersion de 3h30 dans l’existence selon Beauvoir. Tour à tour, sept acteurices se saisissent de son « je » et font raisonner ses écrits. La mise en scène et l’appropriation de sa littérature, de sa pensée, de son chemin sont fulgurants. Ensemble, par la pluralité de leurs voix, de leurs corps, de leurs interprétations, iels nous offrent un portrait beauvoirien incommensurable.
Ça bruisse. Par le fond une femme entre, un rasoir électrique en main. Les lames attaquent son crâne, le mettent à blanc. En motte, sa tignasse jonche sur le sol. « La mort m’a épouvantée dès que j’ai compris que j’étais mortelle ». Qui parle ? Simone évidemment. Là aurait donc été toute la matrice de sa vie : sa mortalité.
Dès sa jeunesse, la mort rôde autour de Simone. Carré court, une actrice nous fait traverser ses jeunes années. Toute la première partie, nous sommes chez les Beauvoir. Les Beauvoir en réception, les Beauvoir pendant la Première Guerre mondiale, les Beauvoir en pleine séduction, les Beauvoir répondant aux questions de leurs filles. Une deuxième comédienne endosse Simone. Elle est enfant, bébé presque. Le décor est minimaliste ; il s’agit d’un cagibi suspendu en hauteur dans lequel elle est enfermée, punie, et de quelques parois pour former des pièces, comme une maison de poupée. Simone est une poupée hors sol, hors de son monde, déjà. Une forme d’austérité règne, d’étrangeté, d’anormal. Le tout est porté par une logistique scénique apparente. Des masques d’âne et de bœuf font de Simone une messie, enfant prodige. Une caméra se déplace et montre, en fond de scène, les visages en gros plans et les hors champs à la façon de Julien Gosselin. Tout ancre la fabrication d’une personnalité hors normes, dès l’enfance.
Voici la première force de la proposition, la mise en corps de l’enfant Beauvoir, ou plutôt d’une enfant Beauvoir à partir de ce que le collectif a tiré de ses recherches. Elle parait agitée, muée par une forme de folie d’esprit. Elle a 7 ans, elle est « terriblement pieuse », « terriblement chauvine », on la sent simplement terrible. Une troisième comédienne prend le costume : elle est jeune adolescente, elle est déchainée, travaillée par la sexualité, la poussée du corps, les livres interdits. Elle a quelque chose de trivial. Elle est vagabonde, mais elle ne le sait pas encore. Pour l’heure, Simone dit qu’elle ne se mariera jamais (soit !) parce qu’elle aime trop ses parents, elle préfère entrer au couvent ! La petite fille rangée est encore loin d’elle-même, se dit-on.
La perte la tourmente. Les Simone, des différents âges, parlent entre elles. Les personnages face public, se changent, changent de rôle et de ton. Le vertige commence à la prendre. Par sa petite voix intérieure, celle de ses âges perdus, elle est prise en étaux comme l’était, dans la scène initiale, la comédienne au crâne rasé par un rectangle de lumière qui la pressait dans l’espace. C’est la mort qui rôde. Celle d’une partie d’elle-même. La puberté la propulse dans une matérialité d’elle-même qui la sépare de sa famille. Tout bouge en Simone, comme les parois sur scène. Elle est « indécente » pour sa mère qui se méfie d’elle, laide des dires de son père, avec « un cerveau d’homme ». Elle est comme un monstre, prise au piège, oppressée. La musique compresse l’air autant que la pièce qui se resserre sur Simone. Il est question de la douleur de grandir, de cette violence de devoir exister pour soi.
La deuxième force de cette proposition, qui agit un peu comme une révélation pour les néophytes, c’est l’impact de sa rencontre avec Zaza, et celui de la mort de Zaza. L’amie prodigieuse. Elle est la vraie révolutionnaire, celle qui résiste et qui tient tête, qui va lancer Simone autant que s’engouffrer dans son sillon, qui va s’y perdre. Cette importance de Zaza est matérialisée par l’inscription en fond de scène de « Premier chapitre », et par le jeu scénique, par son « je ». Ces scènes sont comme un passage de relais, comme si toutes les questions de Zaza, toute sa folie, toute sa pertinence, toute sa radicalité, Simone les avait reçues en héritage.
Cette alternance entre les scènes avec Zaza et les scènes d’adolescence de Simone ancre la fonction fondatrice de l’amie dans la pensée. Zaza était joie, Simone était tristesse. Zaza conjurait la mort, Simone était obsédée par la perte. Ensemble, les jeunes filles se projettent dans le monde. Zaza a comme enfanté Simone, puis elle disparait. Simone passe dans une autre dimension, et, physiquement, elle est hors champ, visible sur l’écran en fond de scène. Il s’y joue une vie où Zaza n’est plus, et où Simone est Castor. Elle vit en bande et elle a l’esprit bâtisseur. Une bande sans Zaza, qui à 21 ans, est essoufflée, anéantie par ses choses qu’elle aime qui ne s’aiment pas entre elles. Les épaules basses, elle s’affaisse, elle se meurt.
Simone est orpheline de Zaza, et « tout cela n’existe pour personne ». La finitude du monde se matérialise en la mort de Zaza, et Sartre est sa boussole. Elle ne peut que (se) combattre. Elle exulte et sa diction tourbillonne. Il n’y a plus de barrières, et en fond de scène, la porte est grande ouverte. Pendant trente ans, elle a limé les bars et les écrits, usé l’amour, consumé sa folie et sa rage, anéanti l’ennui, encensé la complexité et la pluralité de ses « je » qui s’incarnent dans les six corps présents face au public. Ils conjurent avec Simone la mort en nous offrant le vertige de son existence.
Au-delà de ce portrait tranché et vertigineux, enfanté d’une recherche colossale, la compagnie prend deux partis pris forts. La Deuxième Guerre mondiale est un trou noir, elle est l’entracte. Et la deuxième partie concerne une part d’héritage de l’autrice souvent peu mise en avant : la guerre d’Algérie. Avant d’y mettre les pieds, les acteurices nous exposent, incarnent leurs recherches : bruit de clavier, d’onglets, de radio, voix de journalistes. Que de talents de diction, d’imprégnation ! Que de recherches ! Iels ont dû se plonger férocement dans ses archives, et iels ont mis l’accent sur son vécu de la guerre d’Algérie, sur la matrice que cette guerre a constituée pour ses écrits : « Mon passé, l’Algérie, cela ne va pas ensemble, je suis barrée par l’un pour écrire sur l’autre ». Et ce qu’iels ont compris pendant leurs recherches, c’est que tout ce que Beauvoir a écrit, elle l’a écrit pendant la guerre d’Algérie.
Les acteurices sont eux, dans leur posture contemporaine, chercheureuses de l’héritage, autant qu’iels sont Simone et Jean-Paul. Leurs voix et leurs corps auscultent la préoccupation que ces deux êtres ont eue pour cette période, leur impuissance, leurs tracas. De la déclaration de Sartre lors du procès du réseau Francis Jeanson à l’attentat de leur 42 rue Bonaparte, leurs textes et leurs prises de paroles sont des archives, ils sont les archives qui n’existent pas. Cette guerre a été leurs cris, l’incarnation d’un engagement pluriel qui est le leur, de l’affaire Djamila Boupacha à l’accès au pouvoir de De Gaulle qui signe la fin de leur idéal. « Je suis française ce mot m’écorche la gorge », voilà aussi ce que Beauvoir nous a laissé, au-delà de son « on ne naît pas femme, on le devient ». Elle nous a laissé des incantations, des chemins, des tourments et des vertiges pour conjurer les néants.
Le travail de tissage des textes et de mise en scène relève d’une complexité qui fait honneur à la pensée de la philosophe, et le jeu fait honneur à son « je » qu’iels incarnent. Une ultime comédienne entre en scène, virevolte, joue sur ses appuis, fait le bilan. Elle lui ressemble. Elle nous parle de la vieillesse, d’arriver à l’essence de soi. Sur scène, il n’y a plus rien – rien que le cagibi. On est à la moelle de Beauvoir.