Le Théâtre du Peuple souffle ses cent-trente bougies

« Par l’art, pour l’humanité »

De cet auguste créateur, poète et homme de théâtre, il reste, dans le jardin du Théâtre, une pierre tombale sous laquelle il repose aux côtés de sa femme, Camille. Perdurent aussi les volumes de ses pièces, les affiches de ses spectacles et, au-dessus du cadre de scène, bien visible du public, la devise du théâtre de Bussang : « Par l’art, pour l’humanité ». Demeure, enfin, le projet même du lieu, entre culture et nature, l’ancrage du théâtre dans son nid, la fédération de toutes les bonnes volontés pour faire de cet espace un endroit insolite.

Continuer à mener ce projet n’est, de toute évidence, pas chose facile : les subventions – ce n’est un secret pour personne – se tarissent et les prix dans la vallée augmentent. C’est là une vraie gageure pour Julie Delille, qui entame sa deuxième année à la direction du Théâtre du Peuple et se doit de loger les comédien·nes et les bénévoles dans des gîtes dont les tarifs montent sans cesse. Encore faut-il chauffer quelques espaces et nourrir les bonnes âmes qui viennent mettre la main à la pâte. Pour maintenir son cap, la nouvelle amirale fait le pari du maillage territorial et des relations humaines : elle noue par exemple des partenariats avec des paysan·es locaux·les qui la fournissent en denrées alimentaires.

S’ancrer dans le lieu et le temps

Ce pari participe de l’orientation que la directrice entend donner au lieu. En venant vivre dans le village même de Bussang, Julie Delille fait le choix de faire corps avec l’endroit. À son instigation, la sociologue Anne Labit a mené une enquête sur la vie des habitant·es et leur rapport au Théâtre du Peuple. Il en est ressorti que, s’iels sont attaché·es au lieu, iels le sont moins aux création qui y sont jouées. L’idée de la metteuse en scène est donc de faire du théâtre un lieu de rencontre que les villageois·es puissent s’approprier.

L’ancrage dans l’espace repose également sur un recours à des naturalistes venu·es collecter les relations entre les différentes formes de vivant. Il s’agit là pour Julie Delille de rendre concret son attachement à l’écosophie et à la philosophie de Bruno Latour. Ce travail sur les lieux s’articule à un rapport au temps qui envisage la vie du Théâtre dans sa continuité. Ainsi de l’idée de faire de cet anniversaire un jubilé avec un spectacle de Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi, Hériter des brumes. La folle histoire du Théâtre du Peuple, qui relate ces cent-trente années.

« Jubilons ! »

Cet anniversaire se devait d’être placé sous le signe de la joie, comme en témoigne le jeu sur le mot « jubilé » et la joyeuse exclamation « Jubilons ! », véritable mantra de cette saison extraordinaire. Pour ce faire, Julie Delille a proposé au metteur en scène Sylvain Maurice de s’emparer du fameux « spectacle de quinze heures », ce spectacle placé, depuis les débuts du Théâtre, en milieu d’après-midi en raison des horaires de train. Depuis Pottecher, le train ne passe plus à Bussang, mais la tradition tient bon.

Sylvain Maurice a décidé de mettre en scène Le Roi nu d’Evgueni Schwartz, dans la traduction d’André Markowicz. Écriture tour à tour – ou conjointement ? – burlesque et grinçante, la pièce de l’auteur russe détourne le conte des Habits neufs de l’empereur pour évoquer sur un ton satirique la dictature stalinienne. Dans sa mise en scène, l’ancien directeur du Théâtre de Sartrouville joue à plein la carte du comique et du clownesque. Les costumes – puisque c’est de cela qu’il est question dans la pièce – deviennent des personnages et des objets de suspense.

La musique, bien sûr, n’est pas en reste : perchés sur des baignoires de bois, le bassiste Dayan Korolic et le batteur Laurent Grais occupent un espace-frontière, entre scène et salle. Mêlant pièce politique et comédie musicale, ce spectacle à l’humour grinçant fédère spectateurs et spectatrices grâce au rire et au chant.

Une expérience sensorielle rare

De son côté, Julie Delille a présenté comme spectacle de vingt heures son très beau Je suis la bête, créé en 2018. Adapté d’un court roman d’Anne Sibran, cette pièce relate à la première personne les aventures d’une enfant élevée par des chats après avoir été abandonnée par ses parents. Cette version féminine et contemporaine de L’Enfant sauvage – dont Cédric Orain avait déjà fait une adaptation théâtrale – étudie moins le rôle de l’éducation dans la construction de l’individu que la finesse des frontières entre humanité et animalité.

Toutefois, ce qui fait le prix et la qualité du spectacle de Julie Delille est moins le texte que son aptitude à s’emparer de tous les possible de la scène pour créer une œuvre unique, qui semble chaque soir un peu magique. Encore faut-il de l’attention pour y adhérer pleinement : la scène reste presque intégralement noire une bonne partie du spectacle, la touche rose d’un visage – celui de la metteuse en scène – n’apparaissant que très lentement et par intermittences.

À d’autres moments, la silhouette de Julie Delille se dessine en noir sur fumée blanche, de façon toujours très subtile, l’artiste préférant les dégradés aux oppositions trop franches. Que le fond de scène se soulève et voilà que les arbres apparaissent, argent et noir dans la nuit vosgienne. Entretemps, plus qu’il n’aura assisté à un spectacle, le public aura le sentiment d’avoir partagé une expérience sensorielle rare, à la fois intime et collective.