Récits mêlés de trois femmes de cinquante ans de vie d’une famille iranienne, « Les forteresses » de Gurshad Shaheman est un spectacle nécessaire pour dire l’horreur du monde et la force du théâtre.
Gurshad Shaheman et ses comédiennes-témoins, nous invitent à prendre place sur des banquettes installées sur scène et recouvertes de tapis persans. A la fois salon de réception dans la maison familiale, petit cabaret perse, le décor ne saurait déplaire à Ariane Mnouchkine. On pense beaucoup à elle, pendant ce spectacle qui tient du théâtre-récit : forme politique pour dire les maux du monde, forme poétique qui rappelle la force de la parole théâtrale.
Trois petites estrades vont accueillir les voix de cette sororité à la fois concrète et romanesque. Les tantes et la mère de Gurshad Shaheman sont nées à Mianeh, petite ville des montagnes de l’Azerbaîdjan iranien. Elles nous font le récit de leur vie de leur prime jeunesse, lors de la révolution des ayatollahs jusqu’à celles de femmes d’aujourd’hui dispersées de par le monde. Ces biographies, glanées lors d’entretiens menés par le metteur en scène et dramaturge, sont le matériau de cette fresque. C’est peu de dire ici que l’Histoire nourrit les histoires personnelles et inversement. Ces femmes ont fait l’Iran autant qu’il les a modelées. Traversant les continents, elles portent en elles la souffrance mais aussi les espoirs de toutes les femmes de leur pays d’origine, leur capacité à en découdre avec le destin.
Les tantes et la mère de Gurshad Shaheman sont donc présentes sur scène mais elles resteront silencieuses jusqu’à la dernière scène du spectacle, où elles s’adressent à leur metteur en scène, fils ou neveu. C’est leur corps qui est donné à voir s’affairant aux affaires domestiques, illustrant un quotidien banal : le repassage, la composition d’un bouquet ou la préparation d’un repas et le service du thé. Elles sont le corps des récits qui nous sont donnés à entendre dits par trois comédiennes qui resteront assises dans une économie de gestes et avec un immense talent.
De ce fait, ces corps bruts et silencieux la fiction s’éloigne, c’est ce corps que nous voyons qui a subi l’enfermement dans les prisons, les violences conjugales, les souffrances de l’exil, la xénophobie, les deuils. On est saisis par la maladresse dans les gestes, les postures timides, les mains dont on ne sait que faire. Saisis non pas comme spectateurs, mais comme témoins que nous sommes dorénavant de ces vies. En dédoublant corps et voix, réel et récit, Gurshad Shaheman n’est en rien dans une posture esthétique. Au contraire, il nous interroge sur la nécessité de partager du réel mais aussi d’entendre des histoires. Le théâtre, de par son dispositif, ses codes, nous enjoint à faire silence, à s’extraire du monde pour mieux l’écouter. Lorsque les corps et les voix se rejoignent sur les estrades, les deux présences se donnant la main, se caressant l’épaule, on est submergé par la force de ce théâtre là à la fois simple et riche de complexités, quotidien et étrange.
A la fin de chacune des parties, Gurshad Shaheman vient sur scène entamer une chanson en azérie (langue interdite par le pouvoir islamique) d’une poésie naïve, grandiloquente mais salutaire. Chaque chanson se fait consolation pour le public, comme elle a dû l’être, pour ses auditeurs en cachette. Le théâtre, devient temps partagé d’un regard sur le monde mais aussi comme fête et comme consolation. Exceptionnel !
Crédit photo : ©Agnès Mellon
Texte et mise en scène
GURSHAD SHAHEMAN
Assistanat mise en scène
SAEED MIRZAEI
Son
LUCIEN GAUDION
Scénographie
MATHIEU LORRY DUPUY
Lumières
JÉRÉMIE PAPIN
Dramaturgie
YOUNESS ANZANE
Costumes
NINA LANGHAMMER
Coach vocal
JEAN FÜRST
Avec
GUILDA CHAHVERDI
MINA KAVANI
SHADY NAFAR
GURSHAD SHAHEMAN
et LES FEMMES DE SA FAMILLE