À peine la salle s’éteint-elle qu’un halo de lumière chaude illumine une Thésée vêtue d’une robe rouge, sensuelle, chevauchant un Hyppolite tout aussi élégant et également sensuel. Le désir, dès le commencement, imprègne l’atmosphère. La nuit n’est pas encore tombée sur Athènes et pourtant, nous la sentons déjà. Le noir dans lequel est plongée la scène, à l’exception du centre, plante le mystère du soir qui tombe et du songe qui le suivra. Peut-être rêvons-nous déjà ?
Le songe prend vie par le décor, littéralement. Bien vite, une forêt sombre et brumeuse prend possession de la scène. La nature vit : les arbres se déplacent ou semblent danser avec les rayons de lune, les jeux d’ombres et de double fonds scéniques nous déroutent, font apparaître et disparaître les visages et les voix, jouant avec les personnages qui se cherchent dans ses dédales bleus et verts, autant qu’avec les spectateurs qui tentent de les suivre. Les limites de la scène n’existent plus, elles dépassent le théâtre pour laisser à notre imaginaire la place de s’étendre et de créer le rêve.
Le ciel et le sol s’en mêlent eux aussi, s’ouvrant au gré des visites des fées, créant le passage d’un monde à l’autre : le souterrain ou céleste, habité par la magie et l’invisible, et la terre des hommes et leurs passions. L’irruption du féérique dans la forêt bouleverse l’espace et le temps, les sentiments et désirs inconscients prennent le pas sur la raison : les héros, qui ne savent plus distinguer illusions, ou plutôt mensonges, et réalité, se perdent dans les méandres de cette nuit qui n’en finit pas, symbole de leur intériorité.
Le langage est vivant lui aussi, et mouvant… Les fractures sont fréquentes entre vers poétiques et prose crue et cassante, diction lente, aérienne, presque chantée ou violence des mots crachés comme tant de malédictions. Certains passages sont conservés en Anglais, des mots d’Espagnol se glissent çà et là… Encore une fois, les frontières sont abattues. L’inconscient n’a pas de limite : il révèle nos ombres, nos lumières, notre grossièreté comme notre raffinement et notre magie, notre universalité…
Les corps aussi incarnent cette pluralité : ils dansent, courent, ondulent ou bien se tendent. Tout semble un étrange mélange de réel et d’onirique : au croisement entre l’animalité et l’humain, là où les corps se libèrent pour laisser s’exprimer leur nature profonde.
Tout est fait dans la scénographie comme dans la direction d’acteurs pour que le spectateur, aussi bien que les héros, ne sachent plus exactement s’ils sont éveillés ou endormis. La rencontre des mondes qui s’incarne par les corps, les voix, le décor, déroute. Nous sommes tour à tour des amoureux perdus et transis, des artisans joueurs et bons vivants, des fées malicieuses… ou un homme transformé en âne et ainsi admis dans le royaume magique… Et si c’était cela le voyage dans l’inconscient : se déplacer d’un monde à l’autre sans plus vraiment savoir si nous sommes hommes, bêtes ou mystiques ?
Le retour au réel lui-même, reste vague et incertain, comme si toutes ces péripéties avaient eu lieu sous la forme d’un souvenir embrumé dont on n’est pas sûr qu’il ait vraiment existé. Les jeunes amoureux, de retour du rêve, au moment de rentrer vers Athènes, semblent nous regarder comme pour nous demander : « sommes-nous réveillés, en êtes-vous sûrs ? », et nous ne saurions honnêtement pas quoi leur répondre. Le mystère persiste après l’éveil, la vie reprend comme si de rien n’était, alors que la nuit a confronté chacun à ses propres mensonges. Tout est rentré dans l’ordre, mais c’est presque trop facile. La place est laissée au théâtre des artisans, illusion encore… En sort-on donc réellement ?
Seules les fées semblent voguer sans déroute dans cet univers mi-réel mi-onirique. Elles entrent, sortent et s’adressent à nous, aux autres personnages. Cette scène est la leur et elles en habitent l’infinité. Nous ne sommes qu’en visite dans cet espace-temps flouté dans lequel elles nous dressent des pièges ou bien nous guident d’illusion en illusion, vers la fin du mensonge et la naissance de la vérité.
Rêve ou réalité ? Aucun des deux, ou plutôt les deux, ensemble. Le songe se termine, nous nous apprêtons à nous éveiller, lorsque les personnages, repartant vers le mystère de la forêt, se retournent pour nous dire… « Bonne nuit ».
Le Songe d’une nuit d’été, William Shakespeare
Traduction François Regnault
Mise en scène et version scénique Emmanuel Demarcy-Mota
17 janvier au 14 février au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt
2 place du Châtelet, Paris 4
visuel : Le songe d’une nuit d’été, Première©Théâtre de la ville, Nadège Le Lezec