La belle équipe de la Comédie-Française s’est déplacée au Théâtre des Champs Élysées pour un Malade Imaginaire, truculent, impertinent et poétique, mis en scène par Claude Stratz. Guillaume Gallienne triomphe en Argan, donnant à son personnage une dimension humaine qui force l’empathie du spectateur. Magistral !
Le Malade imaginaire est la dernière pièce d’un Molière, lui-même réellement souffrant et qui mourra sur scène (ou presque), comble du paradoxe du comédien, en jouant les hypocondriaques. On aime à penser qu’il en affectionnait d’autant plus son triste sire d’Argan et se moquait surtout des médecins à la science, soi-disant imparable de son époque, qu’il ridiculise à foison tout au long de ce merveilleux divertissement d’une qualité d’écriture qui n’a pas vieilli d’un pouce. L’ensemble de la pièce est fait de ces faux-fuyants et quiproquos qui jouent avec le vrai et le faux en permanence. Chacun se déguise et fait croire qu’il est ce qu’il n’est pas, jusqu’à cette fausse mort simulée par Argan qui lui permettra de savoir qui sont ses vrais et ses faux amis. Et la vérité cruelle sur la (vraie) maladie de Molière alors qu’il incarne le (faux) malade, est révélée par Toinette, le (faux) médecin, quand elle diagnostique le célèbre « le poumon vous dis-je », le (vrai) mal dont Molière est atteint. Comme le dit Argan avec un peu d’angoisse réelle : « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? ».
On ne présente plus l’immense qualité des comédiens de la Comédie-Française. Véritable troupe qui gère elle-même la vieille maison, elle est l’une des formations de théâtre les plus anciennes comme le rappelle son directeur, le comédien Éric Ruf. C’est peu dire que l’on est dans l’exceptionnel, avec cette formidable faculté des actrices et acteurs à nous emmener dans les aventures de quelques personnages bien typés, qui connaitront malheurs, revers et joie en l’espace d’une journée riche en péripéties comiques.
C’est Guillaume Gallienne qui joue le rôle d’Argan, le malade imaginaire, et l’on est aussitôt séduit par son interprétation. Car au-delà de l’hypocondriaque libidineux et assez répugnant, égoïste et autoritaire, Gallienne, qui éprouve une évidente empathie pour son personnage à la manière de Molière, montre intelligemment ses failles, ses doutes, ses faiblesses et, finalement, une certaine humanité qui nous le rend sympathique. L’homme au-delà du bouffon.
C’est un véritable rôle de composition comme le comédien les aime, et, derrière Argan, on devine Gallienne, sa force et ses fragilités. Ce réel renouveau de l’incarnation du personnage a convaincu, sans réserve, l’auditoire qui lui a réservé une ovation particulièrement appuyée. Le comédien se livre de surcroît à un véritable exploit puisqu’il ne quitte presque jamais le plateau durant 2h15, et trouve encore la ressource d’entraîner l’ensemble de la troupe dans une course effrénée et jubilatoire, d’allers et retours pour les saluts.
La Toinette de Julie Sicard, qui incarna Angélique dans les premières années de la mise en scène, lui donne parfaitement la réplique. Entre gouailles et moqueries, l’on ressent là aussi, le désir de la soubrette de régler au mieux les affaires de la famille et d’aider ce pauvre Argan à dépasser ses obsessions. Il se glisse dans son jeu cette impression de tendresse diffuse, quand bien même elle le fustige et le ridiculise.
Le double rôle des médecins ridicules, Diafoirus et Purgon, est tenu par Christophe Hecq (qui joue en alternance avec Denis Podalydès). Dans les deux cas, l’acteur est totalement investi dans le rôle de ces personnages, objets des flèches empoisonnées de la plume de Molière, médecins prétentieux et incompétents. On salue une très belle double prestation, énergique et enlevée qui déclenche très souvent le rire du public, comme d’ailleurs l’étonnante performance de Clément Bresson dans un triple rôle : d’abord dans celui de Thomas Diafoirus, le fils du précédent et celui qu’Argan voudrait voir épouser sa fille, il nous livre ses trois « compliments » au rythme d’une fanfare bégayante, exploit vocal et merveille de diction, vis comica assurée. Il joue également les rôles du notaire et de l’apothicaire dans un registre différent et, sans le programme, on ne devinerait pas forcément que le même acteur assure la représentation parfaite de ces trois personnages.
Bien qu’ils jouent les jeunes premiers, les rôles d’Angélique (Elissa Alloula) et Cléante (Christophe Montenez) ne sont pas des rôles de premier plan dans la pièce de Molière. On saluera d’autant plus la présence vibrante et charmante des deux acteurs qui rend crédible cet amour pur et sincère (dans une atmosphère générale de roueries et de mensonges), et qui ont le courage de se déclarer leur flamme dans une sorte de parodie de comédie musicale très réussie.
On n’oubliera ni la remarquable prestation de Alain Lenglet qui incarne un Bérarde généreux et débonnaire depuis 2001, ni la belle et venimeuse Béline de Coraly Zahonero, ni la charmante apparition de la petite fille qui joue Louison avec justesse et sûreté.
La mise en scène de Claude Stratz, a été créée à la Comédie-Française en 2001 et n’a pas pris non plus la moindre ride en se transposant pour les fêtes de fin d’années, dans la belle salle du Théâtre des Champs Élysées, littéralement plein à craquer pour la représentation ovationnée du 22 décembre, deuxième de la série.
Il faut dire qu’elle a un charme fou en évoquant par bien des aspects, le travail d’une troupe du temps de Molière qui se produirait de nos jours. Les décors de Ezio Toffolutti en sont l’illustration. Entre le vieux drap beige tiré sur une ficelle tendue qui tient lieu de rideau de scène, les décors façon cartons-pâtes peints, mais très défraîchis, les murs de briques dépareillés qui sauteront pour la dernière scène, les costumes d’époque, mais volontairement assez peu flamboyants, voire ternes, et les accessoires réduits à quelques chaises de cantine et un fauteuil d’époque indéterminée, mais bien postérieure à Molière, on sourit dès le début à ces multiples évocations de l’amour du théâtre dans toutes les conditions possibles et de l’art de l’élégant bout de ficelle pour pallier à l’insuffisance de moyens. Les lumières de Jean-Philippe Roy donnent au tout un éclairage très doux qui évoque la bougie et la lampe à pétrole, plutôt que les néons, et sait parfaitement rendre compte du jour, du soir et de la nuit.
La vision de Stratz est tout à la fois légère et poétique, sa mise en scène porte littéralement les acteurs en mouvements fluides et toujours drôles, on s’amuse énormément à redécouvrir nos classiques dans une aussi belle et moderne vision et l’impertinence de Molière ne peut être mieux servie.
Molière avait écrit une comédie-ballet en collaboration avec Marc-Antoine Charpentier, où les intermèdes contribuaient au succès de la pièce. Outre son « prologue à la gloire des rois », le Malade imaginaire en comprend trois, celui de Polichinelle, celui des Mores et la cérémonie burlesque finale. Il faut ajouter la scène où Cléante et Angélique improvisent un opéra, où la femme de Molière elle-même, Armande Béjart brilla dans de nombreuses représentations.
Claude Stratz a souhaité conserver et moderniser le principe d’intermèdes musicaux, joués, chantés et dansés mettant en scène des personnages de la Commedia Del Arte. Ils ont été composés par Marc-Olivier Dupin et ajoutent une touche festive bienvenue. Ainsi pour le premier intermède, celui qui suit l’annonce d’un divertissement dans les appartements d’Argan, Dupin s’inspire de « la musique vocale italienne, populaire et savante de la fin de la Renaissance et du baroque » comme il l’explique dans la note du programme. Il est accompagné d’une joyeuse cavalcade menée par Polichinelle et vue en ombres chinoises derrière le rideau . Le deuxième intermède, où l’on voit une sorte de danse du scalp des mêmes personnages aux déguisements un peu effrayants, est davantage décalé sur le plan musical avec quelques mesures atonales excentriques sur un fond plus classique. Et la dernière scène, celle où Argan est proclamé médecin dans un délire de bouffonnerie, est la plus impressionnante sur le plan de la chorégraphie, du discours délirant comme de la composition musicale.
Notons la présence sur scène d’un claveciniste (Jorris Sauquet) et d’une viole de gambe (dont joue Marion Martineau), d’une soprano (Élodie Fonnard), d’un ténor (Jerôme Billy) et d’un baryton (Jean-Jacques L’Anthoën), qui nous régalent de leurs interprétations vocales. Enfin, cerise sur le gâteau, Angélique et Cléante, se livrent réellement à une parodie de comédie musicale absolument hilarante dans cette extraordinaire scène où il est censé lui apprendre la musique.
Dupin a réalisé également une bande-son composée de quelques bruitages discrets tel le cri du corbeau accompagnant l’arrivée du notaire, le pépiement de moineaux quand le jour se lève, une cloche qui annonce l’angélus, le bruit du vent ou de l’orage et le fracas des murs qui s’écroulent pour la dernière scène.
Spectacle de fin d’années ou de début de la suivante idéal, ce Malade imaginaire devrait ravir petits et grands. La salle rassemblait en effet des enfants, des adolescents, des classes entières venues avec leur professeurs, des jeunes, des moins jeunes, le tout dans une ambiance particulièrement joyeuse et heureuse pour célébrer Molière, celui qui reste le plus grand serviteur du théâtre, auteur et comédien, qui a exploré toutes les facettes, les situations, les ressources du comique tout en se montrant l’un des plus fins analystes et observateurs de son temps.
Le Malade Imaginaire au Théâtre des Champs Élysées
Du 23 décembre 2023 au 7 janvier 2024
Réservations : ici
Visuels : Photos © Vincent Pontet.