Avec Émilie Capliez, direction les Carpates pour retrouver le Jules Verne de votre enfance.
Chacun·e, depuis Dracula, le sait, la Transylvanie, avec ses châteaux embrumés, ses vampires et ses comtes empaleurs, est le territoire de l’étrange. Avant Bram Stocker, toutefois, Jules Verne y avait déjà situé un manoir reculé, hanté par des êtres inquiétants et insaisissables.
Au contraire de son homologue britannique, cependant, Verne est un homme de sciences et de progrès techniques. Si le village de Werst, où il situe son histoire, est peuplé de paysans superstitieux, Le Château des Carpates est surtout le récit de la rencontre entre la modernité et ses mondes d’un autre temps, les apparents fantômes étant en réalité les créatures d’un ingénieur.
Le parti premier d’Émilie Capliez a été de rendre visible cette confrontation entre naturel et surnaturel en la plaçant au centre de sa réflexion scénique. Témoin en est l’élément déclencheur de l’effroi des paysans : c’est grâce à une longue-vue qu’un berger perçoit de la fumée s’échappant de la cheminée d’un château supposé abandonné. Laquelle cheminée, bien sûr, sera à l’origine de toutes les spéculations sur la présence d’êtres maléfiques dans ce même château.
C’est alors la fumée qui servira de fil conducteur au spectacle : la chaumière où se réunissent les paysans et paysannes a aussi son conduit, qui laisse parfois sortir une vapeur aux couleurs et aux formes étranges. Ainsi, chaumière et château se ressemblent, comme des reflets qui s’ignorent.
Outre ce jeu de miroir, ce travail sur la brume et le presque invisible est à l’origine d’une très belle création plastique, due à l’œil scénographique très sur d’Alban Ho Van et aux lumières tout en efficacité discrète de Kelig Le Bars. L’on passe de la chaume aux ors de l’opéra de Milan avec bonheur, chaque espace étant l’occasion de créer d’imposants tableaux, qui jouent sur les couleurs, la hauteur et la profondeur du plateau.
Car le paradoxe veut que la clé du mystère transylvanien se trouve pour partie à Milan. Elle est révélée par l’analepse d’un personnage faussement secondaire (François Charron, de la Jeune Troupe de la Comédie de Colmar), un voyageur s’octroyant une halte rapide à Werst. Mais son récit est surtout l’occasion d’une pause scénique et musicale, conviant tout le monde à une soirée d’opéra historique, qui vit une cantatrice, Stilla (Emma Liégeois), dont il était amoureux, mourir sur scène. Et, comme de juste, la diva ressemblait à s’y méprendre à la jeune femme aux allures de sylphide apparaissant aux alentours du château roumain.
Cette résolution qui mêle histoire policière et science-fiction permet au public du Château des Carpates d’assister à son tour à un opéra : violoncelliste (Adèle Viret), pianistes (Jean-Baptiste Verquin et Julien Lallier) et trompettiste (Oscar Viret) jouent à vue durant une bonne partie du spectacle, tandis qu’Emma Liégeois interprète les airs d’Orlando que chantait la Stilla lors de sa fin prématurée. Le tout est soutenu par une narratrice incarnée avec justesse par Fatou Malsert, qui interroge constamment le départ entre le vrai et le faux-semblant.
Avec cette très belle adaptation, la metteuse en scène mêle avec brio plaisir des yeux et des oreilles, curiosité du mystère et satisfaction de la résolution.
Le Château des Carpates, Jules Verne / Émilie Capliez. Aux Gémeaux jusqu’au 7 décembre.
Visuel : © Simon Gosselin