Mercredi 11 juin avait lieu la première de La Leçon à la Scala, spectacle de la compagnie Théâtre du Corps dirigée par Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault, basé sur la pièce de théâtre de Ionesco. Avec Cult.news, on y était, on vous raconte.
La Compagnie du Théâtre du Corps, qui vient de fêter ses vingt ans, est de retour sur scène avec une reprise de La Leçon, initialement jouée avec sept danseurs, étendue dans cette version à quatorze. La particularité de la compagnie : créer un lieu où les arts se rencontrent — danse, théâtre, musique et littérature.
Au début, on a ri, puis moins.
Le spectacle s’ouvre sur des paroles inaudibles, un concert de voix inintelligibles, tandis que 7 danseurs évoluent à l’unisson d’une manière presque mécanique. En tête : Marie, la domestique du protagoniste, qui se distingue avec sa longue robe noire et son crâne rasé. À l’arrière, des écoliers en uniforme scolaire semblent suivre une chorégraphie répétée inlassablement.
Tout bascule lorsque cette chorégraphie est interrompue par l’arrivée d’une nouvelle élève, dynamique et pleine de vie, contrastant fortement avec les autres élèves qui semblent ne faire qu’un. Le professeur, incarné par Julien Derouault, apparaît sur sa trottinette, presque intimidé par cette élève qui souhaite obtenir son « doctorat total ».
Entre leçons d’arithmétique et de philologie, une élève avide de connaissances et un professeur aux intentions douteuses, l’enchaînement des chorégraphies — parfaitement maîtrisées — et le comique de situation, nourri par la dynamique des personnages (notamment le contraste entre le professeur et l’élève), nous font rire (à nouveau, peut-être, pour certains) devant le texte de Ionesco.
Les sept danseurs sont rapidement rejoints par sept autres, renforçant cette impression de masse collective et robotique. À travers ces chorégraphies, Julien Derouault — dans le rôle du professeur — semble diriger la scène comme un chef d’orchestre ou un marionnettiste, manipulant des pantins de chiffon sous prétexte de donner une « leçon » à ses élèves.
Le mouvement des corps est saisissant, occupant une place aussi importante que les mots, voire davantage à travers ces chorégraphies signées Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault. C’est toute la force de la Compagnie du Théâtre du Corps : transformer un texte théâtral en langage corporel, en puisant dans un mélange de styles de danse. L’espace scénique est constamment habité.
Le public, impuissant, observe la nouvelle élève tenter de se fondre dans cette masse inclinée devant la tyrannie du professeur. Les danseurs mobilisent chaque partie de leur corps, de la tête jusqu’au bout des orteils, dans des gestes amples, dynamiques, presque rituels. Un rite qui évoque une forme de secte — à la fois envoûtante et inquiétante.
La danse incarne ici l’absurde du texte de Ionesco : ce professeur — de danse, de linguistique, d’arithmétique et de philologie — semble bourrer ses élèves de pas de danse et d’informations aussi incohérents les uns que les autres. Ce trop-plein de gestes et de savoirs absurdes donne à voir une mécanique implacable, qui broie peu à peu l’individualité des élèves au profit d’un corps collectif, soumis.
Il faut saluer la performance de Manon Chapuis (la nouvelle élève) et de Julien Derouault (le professeur), qui incarnent avec justesse l’évolution des personnages, que ce soit à travers le jeu, le texte ou la danse. Les autres ne sont pas en reste : Marie, l’assistante, interprétée avec force par Solène Messina Ernaux, se distingue par son uniforme singulier et son indépendance. Les danseurs-interprètes, quant à eux, sont le souffle du spectacle. Plusieurs d’entre eux se forment actuellement — ou se sont formés par le passé — au Centre de Formation d’Apprentis Pietragalla-Derouault. Ce spectacle apparaît comme la consécration du travail mené au sein de cette école. Une mise en abyme : celle d’un professeur de danse face à ses élèves, dans un studio, à travers le prisme du texte de Ionesco.
Musique, chorégraphie, scénographie, mouvements de lumière : tout évolue au même rythme que le ton de la pièce. Les dynamiques s’inversent, le malaise s’installe. C’est angoissant et saisissant. Ce « Louis de Funès » avide de contrôle — incarné par Julien Derouault — finit par perdre pied, incapable d’enseigner le mot « couteau », qu’il tente de faire prononcer dans toutes les langues : « et il le faudra bien un jour, en palestinien ».
La musique scande la danse jusqu’à son point de rupture : des percussions frappent, comme des coups de couteau transperçant les corps. Le public, suspendu, retient son souffle : la tension est palpable jusqu’au pire.
Drôle et effrayant, retrouvez La Leçon jusqu’au 15 juin à la Scala.
La Leçon par le Théâtre du Corps à la Scala jusqu’au 15 juin et en tournée jusqu’au 11 mars 2026.
© Théâtre du Corps