Trois ans après le poignant Welfare, qui nous entraînait dans l’humiliation bureaucratique, Julie Deliquet revient au théâtre documentaire. Elle apporte sa pierre à l’édifice de l’arrêt de l’invisibilisation de l’histoire des femmes, en l’occurrence celle des combattantes de la Seconde Guerre mondiale, en adaptant La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch, dans un spectacle parfait, à la dramaturgie sidérante.
Non seulement le décor est à vue quand le public entre, mais la salle restera allumée un long moment. Il faut du temps pour que les récits des témoins puissent s’ouvrir à nouveau, pour qu’elles puissent s’autoriser à parler. Parfois même, il faut une médiatrice pour que la parole advienne. C’est le cas ici. Cette médiatrice, c’est la journaliste et écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, autrice nobélisée de La Fin de l’homme rouge, entre autres, qui vient à la rencontre de femmes ayant participé à la Seconde Guerre mondiale sur le front russe. Non pas aux côtés des hommes, mais au milieu d’eux.
Elles ont piloté des avions de chasse, largué des bombes, monté et démonté des armes « les yeux fermés », subi des tortures infligées par des nazis surexcités. Elles ont tout fait, oui, et pourtant, qui se souvient du million de femmes ayant combattu en Russie entre 1939 et 1945 ? Comment expliquer que, là encore, le monde ait oublié cette histoire-là ?
Âgées de 13 ou 16 ans, elles ont eu envie d’y aller. L’une d’elles dit : « On était prêtes, mais on n’était pas préparées. » Alors, elles se sont jetées dans la guerre, elles ont fait leur métier dans une dissociation entre le normal et l’anormal. Elles ont tué, c’était normal. Elles sont rentrées, et personne n’a voulu les écouter, ça, ce n’était pas normal.
Julie Deliquet choisit donc de nous les faire entendre, sans jamais les nommer. Cela peut sembler étrange pour un spectacle dont l’objectif est de redonner aux femmes toute leur légitimité. Mais au fur et à mesure que la pièce avance, on comprend que c’est la bonne solution, si les récits diffèrent, ils se rejoignent tous dans une forme collective. Toutes ont fait la guerre, et depuis, toutes vivent avec. Toutes portent en elles les stigmates des violences vécues, mais aussi ce procédé de dissociation entre ce qu’elles vivaient et leur vide de sensation. « C’était le monde des morts », disent-elles. Mais alors, comment retourner à la vie « normale » ? On entend une question rapportée : « Comment est-ce que vous comptez vivre maintenant ? »
Dans la scénographie, nous sommes dans un appartement à la mode soviétique, en 1975, soit trente ans après les faits. La kommounalka, la maison commune, est extrêmement chargée : des valises entassées dans une chambre, des casseroles partout, des torchons qui pendent sur une cuisinière. On devine un piano, plus loin, une salle de bain avec baignoire.
Et en avant-scène, neuf chaises. Neuf chaises sur lesquelles Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy et Hélène Viviès restent assises, assez méconnaissables sous les perruques de Jean-Sébastien Merle qui les transforment en dames rangées des années 70.
Elles restent assises, longtemps, comme coincées, empêchées. Comme si la parole, encore, ne pouvait pas prendre toute son ampleur. Julie Deliquet joue justement sur cette question de l’ouverture, avec ce décor sans porte, où tout est plus ou moins à vue.
Des parois camouflent à peine l’espace, comme leur récit, camouflé lui aussi, resté impossible à raconter pendant trente ans. Impossible, car les hommes ont interdit à cette parole d’advenir. Ils ont préféré les faire taire ou, au mieux, leur imposer un récit héroïque, bien loin des dizaines de viols qu’elles ont subis, bien loin des humiliations quotidiennes.
Par exemple, aucun soldat ne voulait entendre que les femmes avaient leurs règles, que cela pouvait tâcher, les pantalons et la dignité, même en zone de guerre.
Toutes les femmes, oui, sont des victimes, tous les hommes, oui, sont des bourreaux, même ceux qui ont l’air gentils.
Julie Deliquet ouvre donc le jeu. Elle ouvre l’espace, elle ouvre les gestes. Elle permet à ses comédiennes de se lever, de prendre toute la place, de prendre place, justement, dans les espaces de cet étrange appartement hors du temps. Elle l’ouvre au point que le texte fait d’une centaine de fragments est délivré de façon aléatoire, les comédiennes, si fortes, pioche dans ce corpus pour que le récit soit cohérent. Comme une discussion entre amies dont il est impossible de remonter le fil tant on est parties loin. C’est une pièce essentielle, à plusieurs titres. D’abord pour ce qu’elle raconte, elle permet de se plonger dans ce pan oublié de la Seconde Guerre mondiale et de découvrir la place qu’y ont tenue les femmes, bien loin du stéréotype de la jolie infirmière en jupe blanche.
Ensuite, pour ce qu’elle donne à voir, un chœur de comédiennes d’un niveau éblouissant. Elles font mine parfois de bégayer, de perdre leurs mots, tant ceux-ci sont lourds à porter. Elles le font avec une dextérité phénoménale. Et enfin, pour la qualité de la direction de comédiennes de Julie Deliquet, précise, fine, d’une intelligence rare.
Sans qu’on s’en rende compte, la lumière s’éteint peu à peu sur le public. Depuis quand ? On ne sait pas. Ce que l’on sait, c’est qu’on vient de passer deux heures quarante avec la sensation d’avoir bu un thé avec elles dans cette cuisine, à écouter ces récits de plus en plus durs, ces humiliations insupportables.
Elles se comprennent, elles ont un vécu commun, elles savent, et parler les libère. On se surprend à sourire, parfois même à rire franchement devant des anecdotes cocasses. On les regarde vivre encore, chanter encore les airs de leur enfance en ukrainien, et ça fait du bien.
Oui, ça fait du bien. En donnant à voir les témoignages rassemblés par Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet nous offre ces paroles pour en faire une histoire intime, loin du récit officiel 100 % masculin.
Jusqu’au 17 octobre au Théâtre Gerard Philipe à Saint-Denis
Liste d’attente sur place tous les soirs.
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage