« La Chanson de la forêt », la féérie de Lucie Berelowitsch

Conte et théâtre

Lessia Ukraïnka est une écrivaine ukrainienne importante, peu connue en France. C’est grâce au groupe musical ukrainien les Dakh Daughters, sis à Vire et avec lequel Lucie Berelowitsch travaille régulièrement, que la directrice du CDN l’a découverte. Une autrice du tout début du XXe siècle ancrée dans la modernité artistique et sociale, qui fréquente de nombreux·ses intellectuel·les. Dans La Chanson de la forêt, elle mêle le merveilleux ukrainien à des questions de société extrêmement contemporaines.

Cela commence comme tous les contes : par une histoire d’amour improbable entre un jeune homme, Lucas, et une créature de la forêt, mi-nymphe, mi-sylphide, qui répond d’ailleurs au nom de Dryade, ces nymphes protectrices des forêts dans la mythologie grecque. Très vite, bien sûr, la belle-famille s’en mêle, en la personne de la mère de Lucas, qui refuse de voir son fils s’amouracher d’une « sorcière ». Comme la Petite Sirène d’Andersen rêve de jambes qui la rapprocheront de son amant, Dryade rêve d’une âme lui permettant d’accéder pleinement à l’humanité. Comme la Petite Sirène, ce désir la mènera à sa perte.

À travers ce synopsis de conte connu et reconnu, l’écrivaine ukrainienne aborde des questions éminemment contemporaines, comme le statut des femmes, le poids des conventions et des injonctions sociales, ou encore la place de la nature dans des sociétés qui cherchent sans cesse à maîtriser les éléments.

Gigantisme et démesure

Dans la mise en scène de Lucie Berelowitsch, l’univers du conte apparaît dans le gigantisme de la scénographie, qui rend visible l’ampleur du plateau du théâtre. À jardin, un rocher ; à cour, des troncs d’arbres allongés, parents et frères de Dryade. Cette dernière, jouée par Léopoldine Hummel, accueille le public allongée sur le rocher, en une posture qui n’est pas sans évoquer la Lorelei ou une sirène d’Ulysse. En fond de scène, un écran qui changera régulièrement de couleur, plongeant la scène dans une gamme chromatique douce, mais variée, scandant le passage du temps. Le monde contemporain trouve aussi sa place, avec la batterie des Dakh Daughters, un peu devant le rocher.

À ce gigantisme scénographique répond celui de la distribution : l’objet de ce spectacle un rien particulier était de permettre des rencontres entre les jeunes du territoire. Des élèves de l’option théâtre du lycée Marie Curie à celles et ceux du conservatoire de Vire Normandie ou de l’École de Musique de Noues-de-Sienne, la pièce recourt à soixante-dix personnes, acteurs et actrices professionnel·les compris·es. Loin d’entraîner la moindre discordance, ce joyeux brassage offre à chacune et chacun l’opportunité de se produire sur scène dans ce spectacle qui accorde une large part aux tableaux collectifs. Petites et grandes élèves en danse du conservatoire ont ainsi été formées à la danse traditionnelle ukrainienne, proposant par leur prestation des pauses dans la fable qui sont aussi l’occasion de célébrer les arts populaires d’Ukraine.

Mélange des genres et des styles

Et c’est peut-être là le plus beau de cette Chanson de la forêt : son aptitude à mêler les genres et les époques, les langues et les styles, bref, à créoliser la scène. Une telle recherche du mélange n’est pas gratuite : elle est à l’image de ces amants séparés par leurs différences. Elle est aussi une façon de clamer la possibilité du métissage et de l’hybridation, pour peu que l’on s’en donne la peine. La musique est un élément important de cette question, les Dakh Daughters qui, on l’aura compris, jouent à vue, passant en revue différentes influences musicales. Le français des dialogues s’estompe régulièrement pour laisser place à l’ukrainien des chansons.

Il en ressort un spectacle d’une grande richesse, qui montre une réelle aptitude à faire jouer ensemble des personnes issues de parcours différents. Une très belle ouverture de festival, mais aussi un très bel adieu au CDN de Vire de la part de Lucie Berelowitsch.