« La chair est triste hélas » : Anna Mouglalis délivre brillamment le texte cruel d’Ovidie sur la scène de l’Atelier

Une voix grave au service d’un texte cathartique

« Un jour, j’ai arrêté le sexe avec les hommes ». Le texte d’Ovidie, paru chez Fayard en 2023, avait été édité par Vanessa Springora et propose à la fois une confession, un constat et une scission. Avec une verve unique, des punchlines marquantes : « (Les femmes) ne baisent jamais totalement gratuitement et ce pour une simple raison : les hommes hétéros baisent mal ». « Tous ces hommes de gauche qui baisent comme des hommes de droite ! » ou encore : « Et on nous fait croire que c’est ça la révolution sexuelle, un mec riche qui n’en peut plus de baiser son épouse et qui la traîne comme faire-valoir dans des orgies entre gens de confiance. Pendant qu’à quelques rues de là, dans les bois, on tue les putes dans un silence assourdissant. » Dans ce texte, Ovidie offre un écho féministe, urgent, puissant et intérieur aux thèses freudo-marxistes, toujours cruellement d’actualité, même et surtout quand on a intégré que la fameuse révolution sexuelle des années 1970 n’a libéré personne — surtout pas les femmes, mais pas non plus les hommes obsédés par leur « bandaison » — de la tyrannie de l’hétérosexualité. La seule façon de lutter contre l’objectification de la femme et le morcellement de son corps, c’est simplement : arrêter le coït. Mais l’on sait bien, depuis le Lysistrata d’Aristophane, que lorsque les femmes font la grève du rapport sexuel, l’intime revient au cœur du politique, et l’église au cœur du village…

Une mise en scène sobre et nuancée

Le gris et l’ocre sont les couleurs majeures de la lumière et des décors. Dans un pantalon fluide et incarnant de mieux en mieux, de sa mythique voix grave, les mots d’Ovidie, Anna Mouglalis se met tout entière au service d’un texte à la fois très intime, plein de colère, mais aussi paradoxalement sans affect et sociologique. On est au cœur du féminisme et, par-delà, de l’espoir dans ce texte qui appelle, à mi-mots, les femmes du monde entier à ne plus se trahir les unes les autres (et ne plus se mentir à elles-mêmes), mais qui ne croit tout de même plus à des changements de paradigme possibles. Avec l’hétérosexualité, la tyrannie du patriarcat demeure, et 90 % des femmes ont connu ou connaîtront le viol, avec une crainte toute particulière pour « nos filles », biologiques ou symboliques.

Lorsque Anna Mouglalis slalome dans l’élégante scénographie faite d’un écran lacéré en rubans de Grégoire Faucheux, le texte est transmis pleinement, en 1h10 de monologue scandé par des images d’archives sobres et terribles où les visages et les corps des femmes sont omniprésents. Il paraît que, lorsque Kafka lisait ses nouvelles à ses amis, ils riaient. Eh bien, en « voyant » Ovidie mettre le sien en scène, de manière à la fois brutaliste et subtile, on se prend aussi à rire beaucoup, du même rire de malaise face à l’écrivain·e qui touche juste au cœur de l’humain et de l’inhumain. Voir ce texte en scène met très mal à l’aise et fait réfléchir.

Il y avait des hommes à cette première du Théâtre de l’Atelier, aussi des hommes hétérosexuels de tous âges, que leurs compagnes avaient emmenés pour information et qui ont applaudi longtemps et debout Anna Mouglalis, Ovidie (venue saluer) et toutes ces femmes projetées, qui ont illustré l’impasse dans laquelle le « couple » homme/femme est coincé depuis la fin du 20ᵉ siècle.