Le phénomène est suffisamment rare pour être remarqué : Jean-René Lemoine, auteur de Face à la mère, met en scène un texte qui n’est pas de son cru, le Bérénice de Racine. Il nous en livre une version sensible et personnelle, où l’on retrouve les caractéristiques de son écriture scénique. À la Maison de la culture jusqu’au 16 janvier et en tournée jusqu’à printemps 2025.
Un grand plateau, presque nu. Antiochus qui se confie, face public, à un Arsace auquel il tourne le dos. Ainsi commence cette mise en scène de Bérénice, qui joue l’horizontalité plus que la verticalité de l’espace : à quelques moments près, les acteurs et actrices sont éloigné·es les un·es des autres, en une distance symbolique des hiatus qui les sépare.
Les légères lumières de François Menou, issues de l’angle du cadre de scène, soulignent ce rapport horizontal qui n’en finit pas de séparer les personnages. Une brume, légère elle aussi, recouvre le plateau. Signifiant l’ambivalence des rapports amoureux, elle plonge la scène dans une forme de sfumato irréductible à sa seule fonction symbolique : elle crée un espace indistinct, à l’image de l’espace mental d’un Titus oscillant entre honneur et amour, en même temps qu’elle dilue pour le public les contours de l’espace. Troublant des lieux ainsi indéterminés, la fumée focalise l’attention des spectateur·rices sur les seul·es acteur·rices.
À la distance qui sépare ces dernier·es s’ajoute l’immobilité de leur présence. Les quelques moments où les acteurs et actrices se meuvent pour s’étreindre n’en ressortent que davantage : acmés du spectacle, instants de transports amoureux, ces événements transgressent les lois qui régissent la direction des acteurs et actrices de la pièce.
Les relations qui lient les personnages autant qu’elles les séparent sont alors signifiėes par les costumes de Clément Dessouter : des couleurs vives pour Antiochus et Bérénice, un marron sobre pour le Romain Titus. Cette économie du costume est à l’image des relations personnelles, mais aussi politiques, qui les opposent.
L’opposition entre la chair des acteurs et les contours incertains des lieux est renforcée par la mise en évidence du verbe. Plus encore que par leurs corps, c’est par leur voix que les acteur·rices et leurs personnages affirment leur présence. La diction fait entendre avec une étonnante clarté chaque hémistiche, dont le public redécouvre alors la multiplicité des sens.
Marine Gramond, notamment, qui joue Bérénice, prononce ses alexandrins en de longs souffles qui dénotent ses tentatives d’enfouir son amour, avant de les laisser jaillir en de marquantes vociférations. Jean-Christophe Folly, Titus tourmenté, lui rend la réplique en une parole saccadée. L’on reconnaît dans la lenteur et la méticulosité de cette diction la patte de Lemoine, qui s’est octroyé dans cette Bérénice le rôle fantomatique de Rutile, à la présence discrète, mais récurrente.
Cette Bérénice ne se donne pas aisément : l’immobilité, la distance qui sépare les acteur·rices peuvent dans un premier temps en complexifier l’accès. Mais l’écoute attentive permet d’en cerner l’épaisseur. Jean-René Lemoine nous livre ici une mise en scène personnelle et singulière.
Visuel : © Alexis Cordesse