L’Iliade, de la compagnie Bravache, est un parfait représentant d’un genre de théâtre de rue qui consiste à prendre une œuvre classique, à dépouiller son intrigue jusqu’à l’os, et à la mener à un train d’enfer dans un temps qui semble impossible, en l’agrémentant d’une bonne dose d’humour et de participation du public. C’est drôle, survitaminé, percutant, portée par une distribution aussi géniale qu’attachante, un shot de bonne humeur à donner le tournis. Un succès au festival Chalon Dans La Rue 2025.
« L’Iliade » de la Compagnie Bravache (c) Léa Wolff
Surtout, il ne faut pas s’attendre à voir un spectacle qui s’inspirerait du navet dont Brad Pitt tenait le haut de l’affiche. Il ne faut pas trop s’attendre pour autant à retrouver Homère, même si la réécriture de la geste épique lui est un peu plus fidèle – dans un style un poil irrévérencieux : « Ils pensaient plier ça en trois jours, ça a duré dix ans, » nous rappelle l’un des quatre Bravache en guise d’introduction au spectacle. Il faut, par contre, s’attendre à un péplum en jogging, à des batailles homériques soutenues par les vociférations enthousiastes du public, à des morts brutales et nombreuses infligées par des épées en carton ou des flèches portées à bout de bras – bref, il faut s’attendre à du théâtre de rue qui ambitionne de faire voir grand avec des moyens infimes, et qui y réussit par un tour de force – le genre de tour de force qui surprend encore alors même qu’on a déjà assisté à ce genre de miracle quelques fois. C’est là toute la magie du genre, et L’Iliade en participe pleinement.
Essentiellement, ce genre de proposition repose sur les comédien·nes, sur la qualité de leur jeu bien sûr, mais aussi sur leur énergie et leur engagement. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les quatre interprètes, Margot Delabouglise, Cesare Moretti, Barthélémy Pellicane et Ariane Pelluet ne déçoivent pas : à l’aise dans le registre du surjeu burlesque comme dans l’improvisation, iels font montre d’une énergie aussi rayonnante que débordante, qui emporte tout sur son passage. Leur contact avec le public est excellent, ce qui est essentiel puisque le quatrième mur est d’office vaporisé et n’aura jamais droit de cité, et que la participation individuelle ou collective du public est vivement encouragée – l’enthousiasme de ce dernier à se laisser entraîner dans toutes les propositions absurdes ou cocasses faites par la compagnie étant l’une des clés de la réussite de la représentation.
Les quatre comédien·nes ne se contentent pas d’avoir cette énergie et cette bonne humeur communicatives. Iels jouent, à tous les sens du terme, et leurs outils de théâtre – diction, projection, lecture du public, improvisation – sont bien rôdés. Même en prenant le parti-pris d’un théâtre de l’exagération, du pour-rire, avec quelque chose d’une impréparation feinte, iels atteignent une très belle justesse dans ce qu’iels proposent, au gré d’une galerie de personnages qui défilent à toute allure. Surtout, il y a chez les quatre artistes un plaisir de jouer communicatif, dont la moindre partie n’est pas la liberté qu’iels se laissent manifestement pour improviser non seulement en fonction du public et des conditions de représentation, mais aussi en fonction de ce qu’iels s’envoient les un·es les autres. Iels se taquinent, se vannent, se mettent des bâtons dans les roues pour mieux se surprendre et se provoquer à la spontanéité – et ça marche : jamais le spectacle ne ronronne, jamais le confort ne s’installe, il y a dans cette Iliade une qualité de spectacle porté sur le fil qui ne trompe pas.
Tout dans la proposition invite au rire et au plaisir de vivre une farce ensemble, dans une grande célébration collective d’un récit qui appartient un peu à tout le monde, puisque L’Iliade est un bout du fond commun de la culture mythologique européenne. Il y a des personnages caricaturaux, outrés jusqu’à l’extrême. Il y a des gerbes de faux sang. Il y a des courses-poursuites. Il y a des ralentis. Il y a des portés acrobatiques d’une audace folle. Il y a des clins d’œil incessants, intradiégétiques et extradiégétiques, aussi bien à l’actu qu’aux codes du théâtre de rue. Il y a des rappels à la réalité – notamment à celle d’Hélène, à qui on ne demande jamais son consentement. Il n’y a aucune ambiguïté dans la relation entre Achille et Patrocle – mais il y a une ambiguïté savamment entretenue entre comédien·nes et personnages. Bref, il y a un plaisir à jouer manifeste, et diablement contagieux.
L’Iliade est l’exemple même du spectacle parfaitement réussi dans sa catégorie. C’est une dose concentrée de bonne humeur et de communion au théâtre qu’il ne faut pas se refuser, servie par quatre artistes absolument choupi·es et indubitablement doué·es.
Visuels (c) Léa Wolff