Texte culte d’une génération de femmes venues sur le tard au féminisme, King Kong Théorie occupe désormais les plateaux de théâtre. C’est toutefois une version naïve et peu critique que nous offre la mise en scène de Vanessa Larré.
Il s’agissait en 2006 d’une petite déflagration : un texte féministe qui défendait la prostitution et la pornographie et présentait le viol comme un risque à prendre si l’on voulait sortir de l’espace sacré de la maison. Vingt ans plus tard, que reste-t-il de la plume rageuse de l’œuvre de Virginie Despentes ?
Sans doute faut-il, pour répondre à cette question, commencer par celle-ci : que cherche une spectatrice qui vient voir une adaptation scénique de King Kong Théorie ? Sans doute d’en prendre plein la gueule pour pouvoir, à son tour, en foutre plein la gueule. Une violence salvatrice qui dézinguerait des millénaires de patriarcat. Or, c’est bien autre chose que nous présente, gentiment, le spectacle de Vanessa Larré et Valérie de Dietrich.
La dramaturgie suit peu ou prou le fil du texte de Despentes, de son viol à son analyse de King Kong en passant par sa défense du porno et de la prostitution. Les deux adaptatrices ajoutent çà et là quelques passages de leur cru, comme autant d’intermèdes ludiques qui visent à créer, par le rire, une connivence entre spectatrices et actrices (pour des raisons évidentes, nous emploierons là le féminin générique). Le texte originel est dit à trois voix – Anne Azoulay, Valérie de Dietrich et Marie Denarnaud -, face public, selon une recette aujourd’hui mille fois éprouvée. Trois voix, mais aussi trois corps, figurant chacun différentes facettes possibles d’une même femme, de la « sexy girl » (Anne Azoulay) à ce que les machos nomment « camionneuse » (Valérie de Dietrich) en passant par une féminité plus discrète (Marie Denarnaud).
Ce sage dispositif est parfois interrompu par des prises de vue caméra au poing, projetées en fond de scène, sur un tulle qui laisse entrevoir les actrices de chair et d’os qui semblent faire face à ces images. Ainsi, le passage de King Kong prend une forte charge émotive, la petite Valérie de Dietrich semblant disparaitre devant le monstre poilu. Ce jeu sur le hiatus entre le corps et l’écran, entre le petit et le grand, bien que pas tout à fait neuf lui non plus, fonctionne et introduit une réflexion en actes sur le pouvoir des images. Cela crée d’ailleurs de très beaux passages, qui captivent l’œil sans pour autant prendre le public par les tripes. Et c’est bien dommage.
Car oui, tout cela reste définitivement bien doux. Le choix du texte, lui-même, pose question : pourquoi mettre en scène aujourd’hui ce texte déjà plus tout jeune ? Les longues réflexions de Despentes sur le viol, qui pouvaient être séduisantes voilà vingt ans, ne tiennent plus, au vu de la réalité mise au jour par l’enquête Virage sur les violences sexuelles : l’essentiel des viols sont le fait de proches et ont lieu dans des endroits perçus initialement comme « safe » par les victimes. Ainsi, l’opposition entre un intérieur féminin et un extérieur masculin ne correspond à aucune réalité : l’espace des hommes est partout et celui des femmes nulle part.
Les théories sur l’opprobre entourant le porno semblent également bien candides : la maltraitance subie par les actrices porno est désormais bien documentée, y compris en ce qui concerne les plateformes longtemps présentées comme éthiques. S’il est bien sûr nécessaire de disjoindre le principe de l’imagerie pornographique de ses conditions actuelles d’exercice, il n’en demeure pas moins que cette industrie repose pour l’heure largement sur une sur-exploitation des « hardeuses », torturées, maltraitées, privées de pièces d’identité, bien éloignées de cette sexualité épanouie et choisie décrite ici. L’univers du travail du sexe joyeux chez Despentes existe sans doute, mais n’est clairement pas la norme. Ainsi, King Kong Théorie a vécu et paraît désormais bien naïf, sinon gentillet.
King Kong théorie, spectacle de Vanessa Larré d’après Virginie Despentes. Au Monfort jusqu’au 22 novembre.
Visuel : © Hervé Bellamy