C’est l’histoire d’un amour fou, singulier, impossible, qui efface tout sur son passage, jusqu’à nier la personnalité même de l’être aimé. L’être aimé, c’est lui, Yann Andréa qui fut le compagnon de Marguerite Duras, les 16 dernières années de sa vie, et incarné par Julien Derivaz dont le jeu sensible et habité redonne la parole à l’homme de l’ombre, possédé et sous emprise.
Il l’a vécu, il était là et il vient en témoigner aujourd’hui. Comme s’il avait fait la guerre et été dans les tranchées. C’est l’impression qu’il donne en tout cas : d’être un rescapé de cet amour fou qu’il a vécu avec Marguerite Duras, de ce genre d’amour qui vous laisse une trace indélébile, qui vous étouffe, vous terrifie et a fait de lui un monstre, une créature. Sa créature.
Était-ce une dictature intime lui demande un animateur de télé ? Non. Avez-vous été heureux ? Non. Alors pourquoi, pourquoi être resté ? Le sait-il seulement ? C’est en tout cas ce qu’il tente de comprendre, de décrypter. De leur rencontre autour d’une simple dédicace, il garde un souvenir impérissable. Avant même, il y avait eu le choc de l’écriture de Duras, dont il est tombé immédiatement amoureux, à travers les textes. Son destin était scellé. Savait-il seulement dans quoi il s’embarquait ?
C’était une passion complète, argumente-t-il, comme pour se pardonner lui-même. Prenant à témoin le public, il se confie, sur ce bouleversement total qu’a constitué cette vie avec Marguerite Duras. Car l’écrivaine se montre possessive, décide de tout, de comment il s’appelle, de comment il parle, de comment il marche, de comment il pense… Jusqu’à remettre en question l’orientation sexuelle de son amant qui aime aussi les hommes. « Je veux vous dé-créer pour vous créer », lui jette-t-elle tel un démiurge totalitaire.
Lui accepte tout, aveuglé par sa fascination pour cette femme qui deviendra tout son monde. Il est à la fois objet et lucide. Comme pris dans un engrenage vertigineux dont il ne sait plus comment sortir. Mais il ne dit pas qu’il souffre. Il dit même que ça le rassure. Que cela vient combler un vide, qu’il a trouvé un ancrage, et que cette passion insupportable et destructrice, c’est toujours plus intense qu’être chez soi seul avec un verre de whisky.
Délivrée avec délicatesse et intensité par le comédien Julien Derivaz, la parole de Yann Andréa résonne aujourd’hui fortement, dans une époque #metoo où cet amour sous emprise serait mis au pilori. Mais la force du spectacle est justement là, il n’y a aucun jugement, aucune prise de position.
Et disons-le d’emblée, on ne sort pas indemne de Je voudrais parler de Duras. L’interprétation d’une grande subtilité du comédien, co-fondateur du collectif Bajour, interroge sur la limite fine entre l’acceptation et la soumission. De plus, c’est un homme qui parle. Et jamais il ne se dit victime. Est-il dans le déni ? Sans doute. Preuve s’il en est que la frontière est mince entre déni de réalité et amour toxique.
Je voudrais parler de Duras, du collectif Bajour, à la Manufacture, du 4 au 21 juillet (jours pairs, relâche le 10) / 12:00
Visuels : © jbbornier © Elodie Le Gall