Colère, indignation, rage, peu de textes théâtraux incarnent avec autant de force la révolte contre la société. Cette pièce aux hautes résonances politiques s’enracine dans ce que cinq femmes ont de plus intime. Leur quotidien les oppresse et elles déversent leur trop plein au cours de cinq monologues successifs qui plongent dans une grande perplexité sur la finalité du propos.
J’accuse est le fruit d’une collaboration entre la dramaturge montréalaise Annick Lefebvre et le metteur en scène Sébastien Bournac, également fondateur de la compagnie Tabula Rasa. D’abord montée dans une version montréalaise, la pièce a été adaptée successivement dans une version belge et une française. Le titre, lui-même chargé de sens historico-politique, est éloquent sur le principe critique qui anime ce projet. En effet, chacune des cinq femmes qui monte sur scène mitraille à sa manière la société qui l’oppresse en laissant exploser sur scène sa révolte.
Il y a l’aide-soignante à domicile (Agathe Molière), la patronne de PME (Julie Moulier), la femme française racisée qui vit dans le 93 (Anaïs Gournay ou Astrid Bayiha), la fan de Céline Dion (Nabila Mekkid), la figure de l’autrice montréalaise torturée (Jennie-Anne Walker). Trois figures socio-politiques et prototypiques, avant que la pièce ne prenne un virage plus serré vers l’obsession fanatique qui se fait d’abord auto-critique, puis auto-plaidoyer. Ce revirement est déconcertant au regard de la structure de la pièce et de sa cohérence.
J’accuse est un chef-d’œuvre jubilatoire pour tous les amoureux d’une langue incisive et efficace. Certains moments pourraient même passer pour des textes de slam. Annick Lefebvre fait un recours très intelligent à toutes les figures de répétition possibles et imaginables : les pensées sont martelées par les anaphores, qui reviennent dans chaque intervention, avec en première ligne l’expression « C’est pas vrai que ». Chaque femme rejette tous les préjugés et les idées faussement reçues sur sa propre condition, qui dans leur bouche deviennent ridicules et franchement drôles. Il y a également un nombre phénoménal d’allitérations, d’assonances, de dérivations et de résonances phoniques qui créent une redondance sonore absolument jouissive. À cet égard, le texte récité par Agathe Molière est une master-class. Son élocution particulière fait entendre toutes les subtilités de la langue d’Annick Lefebvre.
La structure elle-même de la pièce est une spirale, de la récurrence du « C’est pas vrai que » à la structure des trois premières interventions. Il y a la révolte, mais aussi la reconnaissance d’un certain bien, qui transparaît à différents niveaux. L’attention, parfois l’attendrissement de l’aide-soignante pour ses patients ; la sensibilité de la patronne de PME au bon travail de son stagiaire issu de l’immigration, la jeune femme française racisée qui aime profondément un pays n’acceptant pas son amour. Les cinq femmes se font écho et se répondent les une aux autres, de celle qui subit la hiérarchie à celle qui la domine (quand on reste dans l’espace de sa PME), de l’affirmation qu’elle n’est pas raciste à celle qui subit au quotidien la réduction de sa personne à la couleur de sa peau.
Les cinq personnages féminins sont emportés par leurs paroles (et nous saluons la qualité d’interprétation de ce texte à la rythmique exigeante). Chacune tourne obsessivement autour des mêmes sujets, tout est poussé à l’extrême. Les idées exprimées, notamment sur la rétribution des méfaits colonialistes, sont poussées à l’extrême. Tout est martelé, jusqu’à la récurrence de Céline Dion, qui exaspère chaque protagoniste. Sa plus grande fan rattrapera tous les commentaires désobligeants.
Sur le plan politique, le projet est clair : créer un exutoire pour celles et ceux qui s’indignent contre leur propre situation, à travers diverses figures subissant à leur manière les défauts d’une société qui se veut (et se dit) progressiste et égalitaire. Ces critiques que l’on entend dans le débat public et qui s’incarnent dans de multiples événements, quotidiennement, sont jetées à la figure par les trois premières femmes qui montent sur scène. Celles-ci enfoncent des portes ouvertes dans la lutte contre la société. Entendre les explosions et les critiques qui en découlent est évidemment capital, mais aussi très redondant, et dans ce cas précis la scène n’apporte pas grand chose de plus que la sphère publique : c’est une transposition bien écrite de la révolte dans un contexte théâtral. L’autrice veut-elle nous mener ailleurs que dans la monstration d’une frustration collective ?
Le revirement étrange vers l’auto-critique est un choix surprenant. La première partie de ce plaidoyer à travers la fan de Céline Dion est terriblement longue, d’autant qu’on ne comprend plus où la pièce va en venir. La figure de la prosopopée et la constante provocation dans l’adresse à Annick Lefebvre semblent un simple moment de violence gratuite et injuste, d’autant plus absurde que la femme se focalise sur une soi-disant haine qu’Annick Lefebvre aurait pour Céline Dion. Elle pourrait apparaître comme cette sorte de voix intérieure qui ronge l’artiste-dramaturge, ultime intervention de la pièce, et qui semble constituer cette fois une auto-justification à travers sa souffrance intime et pathétique. Angoisse, dépression, amour inconditionné et déçu, difficultés proprement liées à la situation d’écrivain, rien n’est laissé de côté pour susciter la pitié.
Cette partie de méta-théâtre, dans laquelle elle va jusqu’à s’excuser de cette fin déprimante, est vraiment déconcertante. Tout se passe comme si elle entreprenait de neutraliser toute critique en se montrant à nu, dans sa fragilité. Ce choix artistique, d’un certain point de vue, sape toute la force hargneuse qui s’exerçait dans le « J’accuse » des quatre premières interventions et avait quelque chose de jubilatoire.
La cohérence générale se trouve évidemment dans la révolte contre l’oppression, quoique la fan de Céline Dion apparaît davantage en colère contre une personne en particulier qu’oppressée par la société. Mais au-delà du radicalisme politique, la pièce montre de nombreuses contradictions, notamment celle du vécu intime par rapport aux idées et aux principes, une faille qui aurait pu être mieux exploitée. Chacune des femmes a ses contradictions, ce qui les rend davantage humaines que leur haine déversée.