L’un est le roi du théâtre documentaire, l’autre règne sur le flamenco contemporain mondial depuis vingt ans. Et tous les deux ont des problèmes d’Œdipe qui se traduisent par un merveilleux portrait croisé où l’on voit que la méthode El Khatib s’hybride parfaitement à la danse.
Nous voici dans l’un des plus beaux lieux du festival, le Cloître des Carmes. Les gargouilles menaçantes surveillent la scène patiemment. On y voit deux meubles sur roulettes, deux autels aux pères. Un pour Israel, un pour Mohamed. Et deux chaises aussi à leur nom. Mohamed apparaît en tenue de foot et Israel en djellaba. On l’apprendra rapidement, c’est celle du père du premier. Tout commence par un déballage très rapide d’objets qui seront présentés et utilisés ce soir. Ils seront les supports aux histoires. Chaque objet est un réceptacle à souvenirs pas forcément heureux, telles ces babouches parfaites pour battre des enfants. Et puis il y a ces pères, qui sont là, présents, en vidéo, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils sont détestables, en opposition assumée avec leurs fils. « Ce n’était pas du flamenco », «le travail que fait Mohamed (…) je ne suis pas d’accord »… Ce point commun les rassemble dans une amitié souvent joyeuse. L’effet miroir de leurs deux histoires et de leurs pratiques éloignées provoque des moments de rires francs.
Le truc de Mohamed, c’est le documentaire, ce n’est pas toujours autobiographique pour autant. Son premier acte se situe en 2012 : on le découvre, alors inconnu, dans le off d’Avignon, dans la micro-salle de La Manufacture. Sa mère vient de mourir, et pour faire son deuil, il lui dédie un spectacle, Finir en beauté. Pour ne pas oublier, Mohamed fait des spectacles au matériau très réel. Jamais de fiction, que des « vrais gens ». Il a le don de rassembler les bons témoins, de les articuler ensemble, pour que le documentaire devienne un spectacle. On l’a vu rendre hommage au RC Lens, car sa famille s’est installée là-bas, ça s’appelle Stadium. On l’a vu redonner le sourire à des vieux et vieilles enfermé·e·s dans un Ehpad, dans La Vie secrète des vieux, qui abolissait le tabou sur la sexualité des plus de 70 ans. Nous ne sommes donc pas étonné·e·s de le voir s’attaquer au père.
Israel Galván, de son côté, règne sur le flamenco contemporain depuis le début du siècle. C’est simple, on l’a vu faire tinter son corps sur tous les supports possibles. Ses genoux sur les aciers des marches de la Cour d’honneur et ses pieds sur le sol fragile occupé par des chats au Cirque Romanès. Et si souvent, il a grimpé sur des tables de toutes les matières. Galván s’est très vite émancipé des carcans du flamenco. Pas de castagnettes (quoique !), de mantille ou autre joujou, Israël ne s’intéresse qu’au rythme et au corps. Ce que l’on saisit dans ce spectacle, c’est pourquoi Israël a tourné le dos au classicisme. Ce qu’on découvre aussi, c’est qu’il rêvait d’être footballer, que son père voulait qu’il soit danseur, mais pas un danseur comme ça.
La méthode du témoignage sensible aux rouages huilés d’El Khatib se glisse parfaitement dans le récit de vie, dansé par Galván. Galván danse comme seul lui sait danser, dans ces ondulations qui lui traversent l’échine, dans ces claquements de talons sur des supports différents. Ici, il fera claquer le bois, le cuivre et les graviers. Nous découvrons qu’il sait aussi taper fort en étant chaussé de crampons de foot, entre autres. Mohamed raconte la vie d’Israël ; et Israël montre, nous montre ce qu’il a vécu, ce qu’il sait faire. Il est immense dans ses pitos et ses zapateados reconnaissables entre mille. On comprend que, tout ce temps, il a dansé contre son père, lui-même danseur, en opposition très violente, incompréhensible. Il est une star internationale, vraiment mondiale, auréolée d’un nombre fou de médailles qui deviennent, elles aussi, une matière à flamenco.
Israel et Mohamed est un grand spectacle très intime, qui se glisse dans la tendance du témoignage, presque de la confession. On voyage entre le Maroc et l’Espagne dans des structures patriarcales hallucinante de méchanceté. Et pourtant, ces deux enfants devenus hommes pardonnent, aiment même ces pères. Est-ce que la sincérité vaut plus que la fiction ? Les deux cohabitent parfaitement dans ce festival, pourquoi devrait-on choisir ? La pièce est l’occasion de voir deux grands artistes à l’œuvre partager leurs traumas et les sublimer pour en faire un show qui occupe le Cloître des Carmes comme il n’y avait pas été depuis longtemps.
English:
In Israel & Mohamed, dancer Israel Galván and director Mohamed El Khatib confront their difficult relationships with their fathers in a powerful, intimate show. Blending documentary storytelling with contemporary flamenco, they share memories filled with conflict and humor. Their fathers, seen on video, appear as antagonistic figures. Galván expresses pain through movement, El Khatib through words. Together, they turn personal wounds into a moving artistic performance.
العربية:
في عرض إسرائيل ومحمد، يواجه الراقص إسرائيل غالفان والمخرج محمد الخطيب علاقتهما المعقدة بآبائهما في عرض مسرحي مؤثر وحميمي. يمزجان بين السرد الوثائقي ورقص الفلامنكو المعاصر، مستعرضين ذكريات مليئة بالتوتر والفكاهة. يظهر الآباء في تسجيلات مصورة كرموز للرفض والخصومة. يعبّر غالفان عن الألم بجسده، والخطيب بكلماته. معًا، يحوّلان الجراح الشخصية إلى عرض فني نابض بالمشاعر.
Du 10 au 23 juillet au Cloître des Carmes.
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon