Après Le Rameau d’or (2022), Simon Falguières entraîne à nouveau les élèves du CNSAD dans un voyage au long cours. Il ne s’agit plus cette fois d’une catabase à la Virgile, mais d’un va-et-vient permanent entre les mondes, le monde des songes et celui, forcément décevant, de la triviale réalité.
Il s’agit là d’une véritable gageure, mais aussi d’un vrai plaisir de metteur en scène : construire un spectacle avec trente-trois comédiens et comédiennes. Des acteur·rices jeunes, encore en formation, mais aussi polyvalent·es, nombre d’entre elles et eux pratiquant la danse ou la musique. Une invitation, pour Simon Falguières, à donner libre cours à son amour des pièces fleuves et pléthoriques, mais aussi à jouer de ces talents multiples. Ainsi naît Fragments de la forêt aujourd’hui disparue – sept heures de spectacle.
De quels « fragments » s’agit-il ? Des écrits, épars, d’un poète au seuil de la mort, voué à disparaitre précocement. De son lit d’hôpital, il donne naissance à tout un réseau de mondes et de personnages oniriques, inspirés de plus de deux mille ans de littérature, qui sont autant de doubles de lui-même. Cigarette au bec ou à la main, il les accompagne dans leurs pérégrinations, leur enjoignant de s’installer ici plutôt que là. Le rapport de l’auteur à ses personnages est ainsi au centre de l’œuvre.
Preuve de son aptitude à se plonger dans ses propres histoires sans jamais en sortir, le Poète a recouvert les murs de sa chambre des feuillets de son œuvre, qui envahissent également l’ensemble de la cage de scène. Cet élément de décor permet certes de caractériser le personnage, mais crée également des liens entre celui-ci et les créatures qu’il invente, comme cette jeune femme de 1880, femme de lettres rejetée par sa mère et écrivaine obsessionnelle.
Car les fables qu’il invente ont la vertu de nous faire traverser les siècles. Aussi passons-nous du XIe siècle, avec un lai inventé pour l’occasion, au XIXe en passant par le XIVe et le XVIIe. Il y a des Fleurs bleues dans cette affaire-là : si, au contraire de Queneau, Simon Falguières ne rend pas véritablement compte des évolutions de la langue au cours du temps, il s’immerge dans les imaginaires du passé. L’on reconnaît notamment la littérature médiévale ou élisabéthaine – avec des personnages d’acteurs et actrices itinérant·es qui semblent sortir tout droit de Hamlet -, mais aussi celle de l’Antiquité grecque et latine, avec ces monstres qui, à l’instar du Minotaure ou du Sphinx, avalent tous ceux qu’on leur envoie.
L’on se tromperait si l’on pensait que l’auteur se contente ici de réécrire servilement des mythes ancestraux. Ce qui frappe, au contraire, dans son travail, c’est son aptitude à ingérer vingt-cinq siècles de littérature occidentale pour les faire véritablement siens. Simon Falguières se fraye ainsi son passage personnel dans les travées des bibliothèques. L’intertexte shakespearien, par exemple, s’il ne modifie pas le lexique et la syntaxe de la langue de Falguières, a une incidence sur son style : l’on reconnaît dans ses métaphores, ancrées dans une attention aux plus petits détails, l’influence du Grand Will.
Les errances d’une période à l’autre est représentative de l’une des obsessions de Simon Falguières, qui informait déjà l’écriture du Nid de cendres : l’impossible réunion du monde des contes à celui du réel. Une réunion impossible, mais à laquelle, pourtant, il ne renonce pas. Signe des temps ou de l’âme de l’auteur, ces deux mondes sont toutefois bien plus désenchantés que dans ses pièces précédentes : le monde actuel affleure dans les contes par le truchement d’allusions qui, pour être subtiles, n’en sont pas moins présentes. Quant au récit cadre, il témoigne à lui seul de l’incapacité des artistes à vivre dans leur temps.
Les passages d’un monde à l’autre sont soutenus pas la très belle création lumière de Léandre Gans, vieux compagnon de route de Simon Falguières, mais aussi par l’art des élèves du CNSAD, qui échangent leurs rôles avec aisance : le Poète est ainsi joué par sept acteur·rices différent·es sans que cela ne trouble la réception. Fragments de la forêt aujourd’hui disparue atteste du talent des un·es et des autres. Une pièce copieuse et généreuse, intelligente et troublante.
Fragments de la forêt aujourd’hui disparue, texte et mise en scène de Simon Falguières. Avec les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique.
Prochaines dates : lundi 30 juin à 15h et mardi 1er juillet à 17h.
Durée du spectacle : environ sept heures.
Visuel : CNSAD (DR)