A l’initiative du collectif VERBA, fondé par des artistes en exil en 2023, L’Albatros à Montreuil accueillait les 23 et 24 mars 2024 la première édition du festival Le Doc en Scène, avec pour sous-titre : La voix humaine – Ukraine. Un festival pluridisciplinaire gravitant autour du théâtre documentaire, pour dénoncer le régime poutinien et la guerre d’agression contre l’Ukraine.
Le temps d’un weekend, l’Espace Albatros à Montreuil, ce lieu protéiforme qui se prête à toutes les expérimentations, se transforme en galerie d’art et en lieu de performances artistiques. Ici, pour un temps, on entend parler russe, beaucoup, ukrainien, un peu, et français, à la marge. Le collectif VERBA, qui organise l’événement, a été créé en 2023 par des artistes exilé·es à Paris à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : dans un geste de fraternité (ou de sororité), se croisent ici une pièce de l’ancien administrateur du Théâtre de Marioupol et des oeuvres plastiques créées par des exilé·es russes qui expriment dans leur travail l’impossibilité de rester passif·ves face à la violence qui se déchaîne. Ekaterina Oleinikova, Maria Tchoupinskaïa et Alisa Safina, les principales instigatrices de l’événement, l’ont voulu à la fois politique – au meilleur sens du terme – et transdisciplinaire.
Le contenu est donc à forte teneur politique, mais cela n’ôte rien à la qualité artistique de propositions. Si le festival s’ouvre le samedi sur du cirque aérien, dans l’espace principal couvert de fresques murales où sont également accrochées quelques toiles, la dominante est le théâtre documentaire, d’où le nom de l’événement. Les pièces présentées sont variées, dans les styles et dans l’exécution, mais toutes sont poignantes, d’une façon ou d’une autre. On parcourt un spectre vaste qui va du théâtre très narratif à fort pathos – Les billets sont valables, de Ihor Tour, ancien administrateur du tristement célèbre Théâtre de Marioupol – à des propositions beaucoup plus modernes et radicales – Crime, d’Esther Bol – voire douces-amères – le désopilant et très subtil Ma mère et l’invasion à grande échelle, de Sasha Denisova.
Théâtre du réel qui se trouve percuté par la théâtralité du réel, alors qu’un terrible attentat fauche des victimes par dizaines à Moscou le même weekend. Partout, à l’Albatros, la guerre et la violence s’invitent, elles occupent les esprits et sont manifestes dans les œuvres, elles se rappellent autant dans leur dimension concrète – le nombre des tué·es, les villes rasées, les territoires conquis, les civil·es violé·es et torturé·es, les millions de déplacé·es – que dans leur emprise émotionnelle. À ce dernier titre, la petite exposition d’œuvres plastiques, entre installations, sculptures et œuvres picturales, est absolument bouleversante, et sous les dehors les plus soignés ou les plus innocents se tapissent la violence de l’agression, la perte de l’espoir, la souffrance d’être du peuple agressé comme celle d’être (à son corps défendant) du peuple agresseur.
Denis Lavant fait une apparition éclair pour déclamer quelques vers en français et en russe, avec la verve qu’on lui connaît. Si l’on ajoute à cela la projection de films documentaires – dont l’excellent In the Rearview, de Maciek Hamela – qui participent à déciller qui en aurait encore besoin, on ressort de tout cela secoué·e, avec une conscience aiguë de ce qui se joue sur la frontière orientale de l’Union européenne. Dans le public, on voit des personnes en larmes, d’autres qui se prennent dans les bras pour se réconforter. Sur les murs, les visages des opposant·es au régime de Poutine enfermé·es pour motifs politiques encadrent un portrait d’Alexeï Navalny. Si l’art peut quelque chose, c’est sûrement, entre autres, par sa capacité à nous faire ressentir intimement ce qui pourrait nous rester étranger parce que nous ne le vivons pas directement. Le festival Doc en Scène a cette vertu de rendre sensible la tragédie humaine autant que de rendre intelligible les enjeux de ce qui se déroule, pas si loin que cela, du côté de l’Est.
Visuel : ©MT