Le décor d’abord : un chalet qui semble suspendu dans un paysage de montagnes. Des souvenirs sur papier glacé, une chemise d’homme sur un fauteuil, les traces d’une vie heureuse. Puis l’envers : l’homme, un professeur d’université, a disparu, évaporé, sans aucune explication. Sa femme, Marianne, une cinéaste célèbre, se retrouve seule. Elle lutte pour survivre, pour continuer à avancer. Marie-Sophie Ferdane, qui incarne Marianne, marche sur un fil, elle est en tension permanente, et constamment au bord du précipice. Impression étrange comme celle d’un film qui repasse en boucle : l’histoire jouée sur le plateau est filmée en direct sur l’écran qui le surplombe. Le théâtre se mêle au cinéma. La musique de Superpoze semble comme hantée. Perceptions brouillées par les dispositifs vidéo, sonores et par un retournement rocambolesque : le mari réapparait sous les traits d’un autre, mais c’est bien lui qui parle à travers ce nouveau corps qu’il s’est approprié.
Troubles de la perception
Dans ce jeu de rôles, la partition du mari, Lucas, est jouée par Bertrand Belin, dont la présence nonchalante est doublée d’un phrasé laconique si reconnaissable et d’une voix qui sait se faire tour à tour enveloppante et menaçante. Sa « présence invisible », à travers cette voix et ce corps dissocié, hors champ, donne à son personnage une profondeur intense et touchante alors qu’il porte sa douleur d’un bout à l’autre du plateau. Il est comme enfermé dans son propre malheur, puisqu’il doit composer avec cette nouvelle forme d’existence qu’il ne maitrise pas. Comme si le drame enfoui, qu’il porte en fond de lui, ne pouvait être vécu que par procuration, à travers le corps d’un autre.
Son alter ego, le jeune Mehdi possédé par la voix du fantôme, est joué par l’impeccable Yanis Skouta. Crédible, à la fois dans le rôle du jeune artiste investit d’une mission, que lorsqu’il bascule dans l’irrationnel, il est le trouble-fête du trio. Il est aussi le seul à pouvoir réunir le couple au-delà de la mort. Victime de ces « incorporations » involontaires, le personnage de Mehdi est littéralement habité. Et il vient ajouter à l’histoire un trouble vénéneux. Les barrières sont de plus en plus floues au fur et à mesure que l’intrigue se déroule. Qui possède qui ? La confusion et le vertige nous gagne quand ce trio – le fantôme, la femme et le jeune artiste- se perd dans les méandres du désir. L’histoire inachevée, comme ce film que la jeune femme ne parvient pas à terminer, se poursuit dans le corps d’un autre. Brillant.
Faust en embuscade
« En travers de sa gorge » parle aussi du processus créatif, proche de l’obsession. Le mythe de Faust, dont doit s’inspirer Marianne pour son futur film et qu’elle a tant de difficulté à s’approprier, parle d’un pacte avec le diable. Selon la légende, Méphistophélès, qui incarne le démon, accepte de réaliser les désirs de Faust si celui-ci lui vend son âme. Or, Faust est prêt à tout pour les assouvir. Il sera sauvé des enfers par les prières de Marguerite. Entre désir de toute puissance et désir tout court, Lucas, Mehdi et Marianne jouent autour de ce mythe éternel et du combat entre le bien et le mal.
Dans une interview, le metteur en scène Marc Lainé par de la scène comme d’un « espace où la réalité et la fiction peuvent s’entremêler et se confondre, où le monde des morts et le monde des vivants peuvent coexister ». Il aura en tout cas réussi à relever un défi de taille, celui de faire exister sur une même scène, la voix d’un mort, à travers le corps d’un vivant, véritable étrangeté qui renforce la dimension imprévisible et inquiétante du spectacle, jusqu’au twist final.